Pacific Encounters
Pacific Source

Retour

Premières rencontres entre Peuples du PAcifique et Européens
English version Version Française
Pacific Dialogues
Pacific Encounters :  Premières rencontres entre Peuples du PAcifique et Européens
Toutes les photos (Grand format)
Pacifique Sources
Sciences sociale Pacifique
Sciences sociale Pacifique


Pacific
Programme TAHITI

George TOBIN, 3e Lieutenant sur la Providence (2e voyage de Bligh) :

 5 avril 1792 – 19 Juillet 1792


Télécharger


1792
Avril
Vers O'tahytey [Tahiti]

 

Le 5 avril

 

   Le matin, nous découvrîmes une île basse à l’ouest-sud-ouest ; nous passâmes devant elle à une distance de deux ou trois milles. A midi, la latitude observée était de 21° 39' sud et la longitude estimée de 217° 55' est, le thermomètre à 77¾° ; au large de la pointe sud-ouest une crête de brisants s'étendait sur environ un demi mille. Il ne semblait pas possible pour des bateaux d'aborder où que ce fût sur cette île aperçue par le Providence. Du haut du mât, il était facile de déterminer que l'île formait une ceinture de terre basse encerclant un lagon large de trois ou quatre milles. Nous ne vîmes aucune entrée bien qu'en plusieurs endroits la mer passât presque par-dessus. D'après la couleur claire de l'eau, elle était très probablement peu profonde. Le sol paraissait sablonneux mais non dépourvu d'arbres, et parmi eux quelques cocotiers. Sur la plage se trouvaient plusieurs très gros rochers isolés de couleur sombre. Nous n'aperçûmes aucune case ni pirogue ni rien indiquant que l'île était habitée. Un peu après midi, nous fîmes voile au nord-ouest.
Le fait de découvrir cette île si près de midi, permit au capitaine Bligh de la situer avec beaucoup de précision. Lorsqu'on considère le grand nombre de ces îles basses à lagon qui parsèment l’océan Pacifique, il semble presque miraculeux que les navires parviennent à les éviter, car rien d'autre que la plus grande vigilance, aidée de mesures rapides, ne peut empêcher le naufrage. Le plomb, dont le navigateur dépend à un certain degré dans la plupart des régions de l'océan, est ici inutile. Ici, quand la nuit tombe, il ne peut avancer à tâtons ; sur beaucoup de ces îles il n'y a aucun arbre, ni rien pour prévenir le voyageur inquiet, sauf l’écume blanche et le rugissement des brisants.
Beaucoup d'avis ont été élaborés concernant l'origine de ces lieux curieux, qui commencent comme une veine dans les profondeurs de l'océan. De telles opinions peuvent amuser, mais elles sont loin de reposer sur une certitude. On a dit que ces endroits doivent leur existence à l'accumulation de corail au fond, lequel, finissant par atteindre la surface, devient un havre pour les oiseaux dont la fiente se lie au corail pour former une structure d'une qualité qui permet un développement végétal. Cela n’est pas du tout improbable, tout comme des graines de plantes auraient pu y être déposées de la même façon. Par ailleurs, la noix de coco n'a pas besoin de l'aide d'oiseaux car, après être restée un temps considérable dans la mer, elle prend facilement racine. En fait, cet arbre aime beaucoup avoir ses racines balayées par l'eau de mer. Les plus beaux exemples de cet arbre excellent et utile se trouvent toujours près de la plage.
Les conjectures précédentes concernant la formation de ces îles coralliennes ne paraissent pas très extravagantes. J'ignore à quelle vitesse croît le corail, mais je l'ai vu se développer dans des formes magnifiques à presque cinquante pieds du fond ; il ne semble pas y avoir de raison pour que, au fil du temps, il n'atteigne pas une hauteur bien plus importante. Il est certain que, à très peu de distance du bord de la plupart des bancs coralliens, on trouve une très grande profondeur d'eau et en s'en éloignant un peu, on ne peut toucher le fond avec une ligne de sonde ordinaire.


Vers O’tahytey

Chapitre 4

 

Approche de O'tahytey – Le médecin humainement employé – Passage devant Maiteea [Mehetia] – Relations avec les naturels – Arrivée à O'tahytey – Le baleinier Matilda – La Jenny de Bristol – Guerre à O'tahytey – Etablissement d'un poste près de la pointe Vénus – Visite d'Oparrey [Pare] – Le jeune Otoo [Tu] – Pirogues à voile – Requins – Poenow [Poino?] et Tupira [Tapiru]– Mère et fille – Goût d'Orepaia [Ariipaea] pour les spiritueux – Tatouage – Un vol – Botanistes  – Première visite de Pomaurey [Pomare] – Whyhereddy [Vaiareti] et Orepaia – Abondance de mouches – Un naturel blanc – Racine de yava [kava]– Chefs de Moreea [Moorea]– Heeva [heiva]– Excursion pour remonter la rivière Matavai – Offrande à l'eotooa [atua] – Pamplemoussiers – Nelson, botaniste à bord du Bounty avec le capitaine Bligh – Cascade appelée Peeir [Paea?] – Coin charmant – Pêche – Mahu visite le navire, le tayo [taio] de Guthrie – Cueillette rapide de plants par les botanistes – Edeea [Itia] enivrée
La Thétis au large des Bermudes. Février 1797.
Le 7. A l'approche de O'tahytey (comme je n'ai que l'oreille pour me guider, je prends la liberté d'être pointilleux et de l'écrire ainsi), nous nous amusâmes à préparer et à classer les différents articles que nous apportions à échanger avec ses habitants, non sans savourer à l'avance, à la vue de chaque clou de dix pennies, une faveur de la part d'un chef ou d'une princesse. La bonté de ces gens avait été si chaleureusement décrite par l'intéressante plume du Dr. Hawkesworth que nous ne doutions nullement que tous nos vœux seraient exaucés.* Est-ce étonnant alors que, après un long voyage depuis les contrées sauvages de la Terre de Van Diemen, nous en voulions aux longues heures qui nous séparaient de l'apparition d'un lieu plus agréable. Latitude observée 19° 02' sud, longitude estimée 213° 36' ouest.
En provenance de la Terre de Van Diemen.
Le 7. L'après-midi, tout l'équipage, sans grande distinction, passa entre les mains de notre honorable collègue Ned Harwood et jamais ce docteur n'a prisé avec plus de solennité ni traité un sujet avec une expression moins comique.
Sa nature a toujours été douce et je me souviens qu'il y a eu des moments, seulement des moments, où je l'ai payé dans une autre monnaie. Mais jamais sans que cela ne me retombât dessus avec une force accrue.
C’était alors son devoir d’examiner les affaires des hommes d’un œil minutieux et, dans son rapport, de « ne rien atténuer, ni noter » « par malice ». Le rapport était favorable et propre à acquitter l'équipage du Providence de l'importation d'une nouvelle dose de souffrances dans cette île encore bienheureuse. Deux sujets n'étaient pas tout à fait à la hauteur mais, vu leur position à bord du navire, nous ne douterons pas qu’un sentiment de bienveillance les a empêchés de commettre une faute.
Le 8. Après le service divin, le capitaine Bligh lut quelques règles aux officiers et à l'équipage afin d'encourager des relations d'amitié avec les différents naturels que nous rencontrerions au cours du voyage. Il nous enjoignit tout particulièrement de ne répandre en aucun cas la triste nouvelle de la mort du capitaine Cook.
A midi, la latitude observée était de 17°55' sud et la longitude estimée de 211°16' ouest, et le centre de l’île de Maiteea [Mehetia] (qui avait été aperçue quelques heures auparavant) gisait au sud-ouest à une distance d'environ sept lieues; le thermomètre à 80¾°. A 4 heures de l'après-midi, pendant que nous longions le côté nord à une distance d'environ un mille, trois pirogues furent aperçues transportant des hommes qui pagayaient vigoureusement afin de nous doubler ; nous mîmes donc en panne. Avec la confiance conviviale d'un peuple inoffensif, ils ne tardèrent pas à sauter à bord et à échanger des fruits à pain et des noix de coco contre des clous et d'autres articles. Un de nos visiteurs, qui se disait un eree [ari'i]ou chef, et qui, ayant bu copieusement d'une boisson enivrante appelée yava [kava], était très exubérant, nous amusa beaucoup. Il portait une chemise européenne, dont il n'était pas peu fier ; il nous fit entendre qu'il l'avait obtenue d'un navire (pahee) [pahi] qui avait visité l'île récemment. Nous apprîmes plus tard qu'il s'était procuré ses beaux habits à bord du baleinier Matilda.
Comme les vaisseaux dérivaient rapidement vers le large, au coucher du soleil nos visiteurs n'attendirent pas l'accostage des pirogues mais sautèrent par-dessus bord tenant leurs biens anglais d'une main et utilisant l'autre pour nager jusqu'à elles. Cette petite île, qui ne fait pas plus d'une lieue de circonférence, est un des plus beaux endroits que l'on puisse imaginer ; la majeure partie est recouverte d'une diversité d'arbres, dont l'arbre à pain, le plantanier et le cocotier. Le sommet lui-même, un petit lieu où se trouve un abîme créé apparemment par quelque convulsion naturelle, est presque dépourvu de verdure ; c'est probablement le siège d'un volcan. Plusieurs cours d'eau descendaient de cette partie de l'île vers la mer, semblables à ceux que l'on voit dans la plupart des pays montagneux, le résultat de fortes pluies. Les habitations des naturels, comme celles de O'tahytey, sont près de la mer. Les vaisseaux firent petites voiles toute la nuit pendant laquelle il y eut une grosse pluie.
Le 9. Au point du jour, nous eûmes le plaisir d'apercevoir l'île si longtemps désirée mais elle était trop loin pour distinguer, même avec nos lunettes, autre chose que ses montagnes bleues.  Lorsque nous nous trouvions à environ huit milles de la pointe Vénus, la partie la plus septentrionale de l'île, nos attentes furent plus que satisfaites dans les nombreuses vues magnifiques qui s'ouvrirent l'une après l'autre à mesure que les vaisseaux passaient à une petite lieue de la côte. Les fortes averses de la nuit précédente avaient à la fois intensifié la verdure des basses terres et formé d'innombrables cataractes blanches qui serpentaient parmi le feuillage dans les lointaines montagnes. Sur la plage, il y avait une foule tumultueuse de naturels sortis de leurs cases éparpillées à l'ombre du somptueux arbre à pain ou de l'imposant cocotier, dont, sur chaque pointe saillante de l'île, les plumes luxuriantes s'agitaient en direction de l'horizon, remuées sans cesse par la brise d'est. D'innombrables pirogues se déplaçaient à l'intérieur d'un dangereux récif qui semblaient ceinturer l'île, protégeant ces minuscules embarcations. Et sur le récif même, où en quelques endroits la mer ne parvenait pas à forcer un passage, les naturels des deux sexes s'affairaient à se procurer des coquillages et d'autres poissons ; ils prirent pourtant le temps d'interrompre leur occupation quotidienne pour regarder le passage du Providence et de l'Assistant
A midi, nous étions mouillés en toute sécurité dans la baie de Matavai, après un voyage de trente-six semaines en provenance de Spithead. Le navire jeta l'ancre par neuf brasses d'eau à environ un demi mille de la plage, notre conserve pas très loin de nous. Notre position une fois mouillé …


[dans la marge]
Il subsiste des doutes, je crois, quant au découvreur de O'tahytey mais le titre le plus juste semble revenir à Quiros en 1606, si Sagitaria et O'tahytey sont la même île. Dans le récit de ce voyage, l'éditeur note: « Ils aperçurent une île (le 9 février 1606) au nord-est. Elle leur restait au vent par 18° 40' de latitude sud. Ils eurent de la pluie pendant la journée et jusqu'au lendemain, le 10 février, quand à la grande satisfaction de tous, du haut du mât de hune, un matelot cria "Terre à l'horizon" et [ils aperçurent] des colonnes de fumées s'élevant de plusieurs endroits, ce qui était un signe sûr que l'île était habitée; ils conclurent donc que toutes leurs souffrances étaient finies »


En entrant dans la baie, nous fûmes très surpris de voir une baleinière avançant vers le navire à la rame. Lorsque l'équipage monta à bord, nous apprîmes qu'elle était un des quatre bateaux du navire Matilda de Londres, capitaine Weatherhead, un baleinier du sud qui avait fait naufrage peu de temps auparavant sur une caye basse par 22° de latitude sud et 221°30' de longitude est. En constatant qu'il était impossible de sauver le navire, l'équipage se répartit parmi les bateaux ; ils firent route vers O'tahytey qu'ils atteignirent tous le neuvième jour, une distance de presque sept cents milles, bien que l'un d'eux fût séparé des autres la première nuit. Le premier lieutenant, accompagné de deux matelots, quitta O’tahytey quelques jours avant notre arrivée avec un quadrant et un compas, dans l'espoir désespéré de gagner Port Jackson et la Nouvelle Galle du Sud distants de …, avec l'intention de s'approvisionner aux îles des Amis et en Nouvelle Calédonie. Jusqu'à présent, je n'ai jamais pu apprendre comment cette tentative peu judicieuse se termina. S'en remettre à la merci des vagues et au pouvoir d'Indiens, dans un bateau non-ponté à travers une étendue d'océan qui n'est qu'imparfaitement connue, lorsqu'on a tous les conforts, tous les luxes on peut dire, à portée de main, pouvait seulement arguer que la hardiesse et l'indifférence au danger font partie intégrante du matelot britannique. Il est cependant impossible de ne pas admirer vivement l'esprit et l'entreprise de tels hommes.
Le jour où ces hommes audacieux dirent un dernier adieu (nous le craignons) à leurs compagnons de bord, la Jenny, petit vaisseau appartenant à Mr Teast de Bristol, quitta l'île pour la côte nord-ouest de l'Amérique pour le commerce de la fourrure, emmenant comme passager le capitaine Weatherhead. Le reste de l'équipage agit peut-être judicieusement en restant à O'tahytey.
L'équipage du baleinier nous apprit que les districts avoisinants de Matavai et d'Oparrey, proches du navire, étaient en état de guerre.  Quand les bateaux de la Matilda avaient touché terre, la plus grosse partie de ce qu'ils contenaient, en particulier quatre fusils, les papiers du navire et une petite somme d'argent, était devenue la propriété des gens de Matavai. Les gens d'Oparrey revendiquèrent ces articles avec l'intention, selon leurs dires, de les rendre au premier vaisseau anglais qui arriverait, mais comme ceux de Matavai n'estimaient pas devoir accéder à cette demande, la guerre fut déclarée. Aucune hostilité n'eut lieu pendant que la Jenny faisait relâche sur l'île. Certains membres d'équipage de la Matilda se joignirent aux gens de Matavai ; c'est en grande partie à cette cause que peut être attribuée la querelle car une demande positive de la part de la partie royale d'Oparrey, associée à tout l'équipage, aurait été acceptée. Leurs adversaires, menés par Poenow et Tupira, considérèrent que le fait qu'ils disaient vouloir rendre l'argent et les armes au premier navire n'était qu'un prétexte rusé pour en prendre possession eux-mêmes.
A peine les vaisseaux à l'ancre qu'un vaste nombre de pirogues chargées de cochons et de divers fruits nous entouraient ; les naturels échangèrent leur marchandise contre du fer et d'autres articles. Les plus demandées furent les hachettes.
Plusieurs chefs montèrent à bord et l'après-midi, nous êumes l'honneur de recevoir une visite d'Edeea, la reine, qui nous fit comprendre que Pomaurey, le roi-régent, se trouvait à Moreea, une île visible à l'ouest. Edeea, comme tous les autres visiteurs, exprima une joie et une satisfaction sincères en retrouvant son vieil ami le capitaine Bligh (Brihe) et, selon la coutume de l'île, lui apporta un présent d'étoffe, de cochons et de fruits ; sa Majesté enroula la première autour de lui. La beauté de son visage et l'élégance de sa silhouette avaient souffert des ravages du temps, mais il y avait dans son maintien beaucoup de contentement et de bonne humeur. 
Au fur et à mesure que le soleil déclina, les pirogues regagnèrent le rivage en laissant la partie de leur fret de loin la plus agréable parmi les membres de notre équipage, qui après l'abstinence pénible d'un long voyage, exclus du réconfort le plus cher que la vie nous offre, ne pouvait être que fort acceptable. Edeea faisait partie du nombre, escortée de son towtow (serviteur) préféré Mideedee, le malheureux qui plus tard embarqua à bord du Providence à la recherche de merveilles lointaines. Au cours de la journée, les naturels avaient eu assez de dextérité pour alléger ma poche d'un mouchoir. Avec nos autres visiteurs, vint un nombre incroyable de mouches.
Le 10. Tôt, à l'aube, les naturels étaient déjà autour de nous dans leurs pirogues et la provision de cochons et de fruits augmentait rapidement. Pour un toey [?], un morceau de fer plat fabriqué à cette intention en Angleterre et que les naturels utilisaient en tant qu'herminette une fois attaché à un bâton, on obtenait un cochon de taille moyenne.
Beaucoup de chefs (eree) [ari'i] rendirent visite au navire et nous commençâmes tous à établir nos propres amis personnels. Edeea examina toutes les cabines, apparemment très « à l'aise » et connaissant bien les navires. Je montrai ma marchandise et tout ce qui pouvait, je le pensais, lui faire plaisir ; lorsque je lui offris quelques parures, elle proposa de devenir ma tayo, ou amie, honneur distingué que j'acceptai de bon cœur. L'heure du dîner arrivant, elle s'assit à table avec nous, se servit de son couteau et de sa fourchette de façon pas du tout maladroite et but très volontiers de nombreux verres de vin de Ténérife. Le soir, elle me fit présent d'un gros cochon et de deux pièces d'étoffe de l'île, lors de la cérémonie otahitienne de l'amitié. La plus petite pièce, qui était de texture épaisse et mesurait environ un mètre de large et trois de long, avait au milieu un trou par lequel je dus passer la tête, laissant les extrémités pendre devant et derrière et les bras libres. Une fois cela fait, on enroula l'autre pièce, qui faisait plus de douze mètres de long, autour de ma taille jusqu'à ce que je fusse tellement emmailloté que je pouvais à peine bouger. Ensuite, nous nous embrassâmes, nous nous frottâmes le nez et nous échangeâmes nos noms. En retour, sa Majesté reçut un présent de ma réserve de tout ce qu'elle désirait et semblait tout à fait ravie de l'accord. La plupart de mes compagnons d’ordinaire ne tardèrent pas à établir leur tayo en subissant une cérémonie similaire.
Ce jour-là, la partie royale demanda au capitaine Bligh son aide contre Poenow et Tupira  ; il envoya donc Mr Norris, le chirurgien de la Matilda, qui était l'ami d'un de ces chefs, pour exiger la restitution des biens anglais. Mr Norris traversa les parties hostiles sans être molesté; elles comprenaient en tout quelques treize cents hommes. Il s'étaient battus à l'aide de frondes, qu'ils utilisent avec beaucoup d'adresse, mais il n'y avait pas eu de mort d'un côté ou de l'autre. Ils avaient quelques fusils. Poenow et Tupira assurèrent le chirurgien que les articles seraient rendus dans un jour ou deux ; il revint à bord avec cette information.
Le 11. Comme la veille, il y avait des pirogues accostées pour faire du commerce, apportant des cochons et des fruits en abondance. La plupart des matelots avaient maintenant établi leurs tayo et, ce jour-là, le cuisinier subit la même cérémonie que son capitaine avant lui, mais avec un naturel d'un rang subalterne. L'après-midi, les gens d'Oparrey, le seul district dont les habitants nous avaient rendu visite, furent dépêchés sur la plage par leurs chefs pour se battre. Un peu avant le coucher du soleil, on les vit revenir très nombreux, armés de lances et de frondes ; quelques-uns portaient des tawmey [taumi], ou nattes de guerre, pour protéger la poitrine. Un des hommes de Matavai avait été tué d'un coup de fusil et plusieurs blessés par des pierres.
Le vieux Hammaneminhay [Ha'amanemane], prêtre, le tayo de Pearce, monta alors à bord dans un état de grande agitation, exprimant son fort mécontentement que la partie du roi ne fût pas aidé par les gens du roi Georges qu'ils considéraient comme leurs alliés, insistant que les hostilités avaient été entreprises uniquement pour lui. Le vieillard était furieux mais fut dans une certaine mesure apaisé par les assurances du capitaine Bligh que ceux de Matavai ne passeraient pas les pointes de Taira [Tahara'a], une falaise assez importante qui séparait les deux districts.
Le 12. Ce jour-là, un naturel fut découvert en train de voler des vêtements à bord de l'Assistant. Comme c'était son premier crime, il fut pardonné ; mais, le même soir, on l'aperçut suspendu à son câble, attendant l'obscurité de la nuit pour faire une deuxième tentative de vol. En étant découvert, il essaya de gagner la côte à la nage ; il plongeait avec tant de dextérité que, si Mideedee, se trouvant dans notre bateau qui le poursuivait, n'avait pas sauté par-dessus bord il aurait réussi à s'échapper. Ramené à bord du navire, il fut mis aux fers.
La reine ne dormit pas à bord ; elle avait pris congé de nous pour ramener Pomaurey, le roi-régent, de Moreea. Le soir, nous apprîmes que les gens de Matavai avaient battu en retraite dans la montagne.
Le 14. Le matin, le capitaine Bligh accompagné d'Orepaia, le frère cadet de Pomaurey, descendit à terre pour décider d'un endroit pour un groupe d'officiers. Il en choisit un, non loin de la pointe Vénus, derrière laquelle la rivière de Matavai rejoignait la mer. Orepaia entreprit de dégager le terrain et d'ériger un grand abri pour les plants, ainsi que deux petites maisons pour les officiers et les hommes de garde au poste. Le chirurgien de la Matilda alla de nouveau réclamer les armes.
Peu après le petit déjeuner, le capitaine Bligh m'envoya à Oparrey avec le cotre pour ramener le second de la Matilda qui vivait dans ce district. J'apportai avec moi un présent de la part du capitaine pour le jeune roi Otoo, le fils de Pomaurey, qui avait pris l'ancien nom de son père. Peu de temps après mon arrivée à Oparrey, le jeune homme fit son apparition porté sur les épaules d'un de ses towtow ; c'est ainsi qu'il se déplaçait toujours. Il semblait avoir une douzaine d'années, la mine noble et ouverte où se lisait toutefois beaucoup de curiosité. Le jeune monarque ne s'embarrassait pas beaucoup de beaux habits car il ne portait qu'un pagne de fine étoffe blanche autour des reins. Lorsque je lui fis savoir qu'il y avait des présents de la part du capitaine Bligh, l'on me dit de les donner à ses serviteurs et j'appris par la suite que cette coutume est rigoureusement observée car il est considéré dégradant pour sa dignité qu'il se salisse les doigts avec quoi que ce soit avant d'avoir atteint sa propre maison. Pendant tout cet échange, Otoo examinait attentivement nos différents habits et les boutons de manche du second maître lui plurent tout particulièrement. Je n'avais presque rien sur moi à lui offrir, hormis un couteau (tepey) [tipi] qui fut reçu par un de ses serviteurs pendant que l'homme qui portait le roi sur ses épaules recula de plusieurs pas. En s'approchant de nouveau, il me pria d'accepter un cochon (boa) [pua'a] mais comme le second m'avait alors rejoint, ce qui était l'objet principal de ma visite, et que je voulais regagner le navire aussi rapidement que possible, je pris congé, avec la promesse de revenir à Oparrey sous peu. Autour du bateau, il y avait une foule immense qui n'attendit pas d'être sollicitée pour nous aider à lui faire quitter la plage.
De nombreuses pirogues à voile arrivèrent à Oparrey dans l'après-midi en provenance de Moreea. Ces pirogues portent une très haute et étroite voile de natte et, par mer calme, peuvent louvoyer au plus près mais les naturels ne prennent jamais le risque de perdre l'île de vue s'ils n'ont pas un bon vent, si bien qu'un voyage à O’tahytey à partir d'Orietera [Raiatea], de Huhahayney [Huahine] ou des autres îles de la Société n'est jamais entrepris avec l'alizé habituel, qui rend tout aussi difficile le passage d'une pirogue de O’tahytey à Maiteea [Mehetia]. Des accidents se produisent fréquemment et des pirogues ont dérivé au large, chassées par le vent, sans qu'on en entende jamais plus parler. Orepaia raconta que peu de temps avant l'arrivée du Providence, sa pirogue chavira en revenant de Theteroa [Tetiaroa], une île basse que l'on apercevait au nord, et qu'après être restés plusieurs heures dans l'eau avec sa femme et ses towtow, ils avaient été secourus par une autre pirogue. Comme les pirogues ordinaires, elles sont équipées sur un côté d'un balancier ; les pirogues doubles n'ont pas besoin de cette sécurité car elles sont amarrées l'une à l'autre au niveau des plats-bords avec un espace entre elles d'environ leur propre largeur. Les naturels ont une méthode singulière, mais très simple, de les débarrasser de l'eau due à une fuite où à toute autre cause. On les voit souvent sauter à la mer et, en bougeant la pirogue rapidement d'avant en arrière, obliger l'eau à se déverser par-dessus chaque extrémité. Nous étions surpris à ces occasions de voir le peu de crainte qu'ils avaient des requins. Pourtant les naturels savent que ce sont des poissons de proie. Ceci eut pour effet désirable de donner une telle confiance aux membres de l'équipage que la plupart se baignaient le long du navire tous les soirs, ce qui, dans beaucoup de pays tropicaux, les aurait rempli de peurs. Pendant toute notre escale, nous ne prîmes qu'un requin à côté du navire, mais à en juger par le vaste nombre de leurs dents utilisées par les naturels dans leurs différentes parures, ils ne sembleraient pas être un poisson rare. Le requin s'appelle mow [ma'o] ; une autre espèce est appelée par les marins le requin au nez de pelle, mow-tamowtow [ma'o-taupo'o], la dernière partie du nom signifiant le bonnet porté par les femmes. Ceux-ci, comme toutes les autres espèces de poissons, sont mangés crus. Il était impossible de ne pas éprouver du dégoût, aussi gratifiante que puisse être la vue de la beauté, en voyant une belle fille mutiler avec des doigts délicatement formés l'intérieur d'une grosse bonite, tout en la mangeant avec la plus grande satisfaction. Lorsque le poisson n'est pas mangé ainsi, après avoir été enveloppé dans une feuille de plantain, il est cuit dans un four préparé dans la terre avec des pierres chauffées, de la même façon dont il font cuire le cochon. Et ici on peut faire remarquer qu'à vrai dire la méthode européenne de cuisson lui est bien inférieure. Parfois les poissons sont séchés au soleil afin d'être conservés, mais nous les trouvâmes très insipides.
Au retour de Mr Norris, nous apprîmes que Poenow avait quitté le district de Matavai pour Whappiano [Ha'apaiano'o], à quelques milles à l'est, où la population lui avait accordé sa protection. Il recût Mr Norris avec une réelle bonté mais refusa de manière très décidée de se séparer des armes ; en même temps, il promit solennellement que l'argent serait rapidement rendu, faisant valoir comme excuse pour ne pas l'avoir envoyé plus tôt qu'il avait été emporté dans une partie éloignée de l'île. Il dit que si ces ennemis livraient toutes les armes qu'ils avaient en leur possession au capitaine Bligh, il ferait volontiers la même chose. Sans cela, rien ne l'inciterait à se laisser sans défense car, dans ce cas, après le départ des navires, son district deviendrait une proie pour les gens d’Opparey ; ils ne redoutait pas cela tant qu'il avait des armes à feu pour combattre ses ennemis. En cas d'attaque de la part des Anglais, il avait l'intention de battre en retraite dans une passe étroite de la montagne où nous ne le prendrions jamais vivant. Tupira, le collègue de ce chef entreprenant, avait été blessé lors de la dernière bataille et pressait le chirurgien de lui apporter une prompte guérison. La totalité de leurs munitions n'excédait pas quarante cartouches à balle.
Le soir, une scène qui ne pouvait que répugner à la nature humaine se produisit : un père et une mère marchandant les charmes non encore goûtés de leur enfant et il était difficile de savoir qui, des parents ou de leur fille, exprimaient le plus de joie quand l'offre de son trésor vierge fut acceptée pour quelques bibelots étrangers, car tels étaient considérés deux chemises et trois ou quatres rangs de grains de verre. On entendait souvent mite t'parawhay [maita'i piriaro] (une bonne chemise) sur les lèvres de ces demoiselles quand elles voulaient faire particulièrement plaisir à leurs visiteurs anglais. La belle insouciante, si l'on peut employer l'expression pour un joli visage ressemblant plus à l'olive qu'au lys ou à l'œillet, reçut l'appât alléchant que la mère lui prit des mains avec une joie impatiente en la laissant à bord très volontiers sans le remords que ressentirait – on l'espère du moins - l'Européen le plus dépravé dans une transaction de cette nature.
Ce ne fut pas le seul cas du genre à avoir eu lieu depuis notre arrivée et c'est une vérité indiscutable que l'Otahitien estime que ce n'est qu'une marque de confiance et d'attention envers celui qu'on a pris comme tayo de lui offrir la moitié de sa femme et la totalité de sa sœur ou de sa fille. Chez nous, il ne peut exister qu'une seule opinion sur la turpitude d'une telle action. Concernant ses effets sur ces gens moins rigides, il n'y a aucune raison de croire qu'ils portent atteinte à l'ordre ou à l'harmonie la plus cordiale. Cela n'a jamais lieu sans l'accord le plus chaleureux et le plus absolu de toutes les parties. On peut appeler cela de l'indifférence, si l'on veut, et sans doute ne peut-il qu'apparaître ainsi à l'Européen jaloux et monopolisant. En ce qui concerne votre ami « Il préfère être un crapaud et vivre des effluves d'un donjon que de garder un coin dans la chose qu'il aime pour l'usage d'autres ».
Le souple Otahitien raisonne différemment. Mais même là, où le tendre amant exprime rarement ses ardents désirs sans qu'ils soient écoutés, l'on entend parfois le refus glaçant. Heureusement pour eux, de tels cas sont rares.
Les filles élevées à la chasteté dans nos régions plus froides, elles-mêmes fortes, regardent sans doute l'infirmité de ces pauvres insulaires avec pitié et mépris.  Certes, depuis l'enfance, on leur apprend que ceci est pour elles le seul chemin qui mène au ciel. Ce bijou inviolé, toutes les passions discordantes peuvent se déchaîner librement et sans encombre. Les enfants de ces îles du sud ne connaissent pas pareille doctrine et elles n'en sont pas moins heureuses. Si elles sont faibles, elles abondent en charité et en bienveillance.  Ne les condamnez pas trop sévèrement donc, car, malgré l'aide légère d'une instruction systématique, nos propres femmes chutent, et profondément, car les préjudices d'un monde impitoyable sont tels que la mère autrefois aimante qui surveillait de près leurs années d'enfance et les sœurs qui partageaient les secrets de leurs cœurs ne doivent plus les connaître. C'est une vérité déchirante. Alors les insulaires insouciants des mers du Sud agissent peut-être mieux en regardant avec bienveillance les erreurs que l'homme a toujours commises et commettra toujours, même si les institutions civilisées – et ce n'est guère possible – deviennent plus sévères et des contraintes encore plus grandes sont exercées sur les lois de la nature toute puissante.
Orepaia monta à bord le soir après avoir, avec de nombreux naturels, travaillé à notre campement. Comme la plupart des chefs, il avait développé un goût violent pour les spiritueux (yava [kava] no pretenay). Vers la nuit, il devint totalement ivre et plein d'entrain, parlant beaucoup de son honneur et de son importance et il fit beaucoup de promesses à son tayo, Bond. Le vent soufflait de l'ouest le matin, rendant l'air plus chaud que d'habitude. A midi, le thermomètre indiquait 87½°.
Ce jour-là, un naturel effectua l'opération du tatouage sur un des matelots. Les instruments utilisés pour le marquage sont de largeurs diverses, variant d'un quart de pouce à deux pouces ; ils sont faits en os de poisson et ont des dents comme un peigne. Attachés à un manche, ils  forment une herminette. Après l'avoir trempé dans un mélange noir, on applique cet instrument sur la partie à marquer en tapant fortement dessus à l'aide d'une petite spatule en bois. Les coups font saigner et causent une douleur importante et, par la suite, une inflammation mais celles-ci disparaissent assez rapidement tandis que les motifs, qui sont variés, restent indélibiles. Il est souvent nécessaire de renouveler l'opération à cause de la vive douleur supportée lorsqu'il s'agit de parties sensibles du corps. Il y a de nombreuses marques adoptées par des classes spécifiques. Les eareoye [arioi]ont généralement une large tache sous le sein gauche. Vers l'âge de treize ans, les jeunes filles deviennent de bons sujets pour les instruments de tatouage, l'arrondi de la hanche et ses alentours étant choisis pour ce genre d'opération. Elle est parfois effectuée avec des lignes courbes et parfois avec une seule ligne d'une largeur de deux ou trois pouces qui, sur une peau claire de couleur mordorée, produit un vif effet, présentant un beau contraste à l'œil. Certaines préfèrent la mode Vandyke, un motif qui s'étend sur la surface lisse de leur partie la plus charnue pour former une étoile de près d'un demi-pied de diamètre.
Aucune demoiselle de nos institutions pour jeunes filles autour de Queen ou de Bloomsbury Square, n'éprouve des espoirs plus ardents quand elle enlève son fichu que ces damoiselles quand elles se soumettent à cette douleur de courte durée. Plus les blessures sont profondes, plus le triomphe est grand et plus elles s'en vantent ; aucune persuasion n'est nécessaire pour se faire montrer ses fières taches.
Le spectacle était intéressant et nouveau. Nous ne pouvions qu'admirer leur mépris de la douleur à un si jeune âge, mais pas plus que la gentillesse qu'elle montraient en anticipant nos recherches les plus détaillées. L'opération est parfois effectuée de façon si rude que la peau enfle beaucoup et il ne manquait pas de sujets qui n'avaient pas besoin de rayons de lumières pour attester de l'existence de leur tatouage car un basso-relievo était très évident à travers un autre des sens.
Puisque le caprice et la notoriété, mon cher James, semblent être « à l'ordre du jour » chez vous, j'ai été très surpris que certaines de nos fringantes femmes galantes ne se fussent pas mises en avant – en arrière, on aurait pu dire - entièrement tatouées.  Si sur la peau bronzée d'une belle Tahitienne ceci s'avèrent si intéressant, combien apparaîtrait-il exquis en contraste avec la peau blanche comme neige de la partie ignoble de nos propres belles compatriotes.  Et puis le luxe - avec quelle timidité tremblante, l'opérateur captivé et admiratif, appliquerait les instruments.
Le soir, l'alizé habituel souffla.
Le 16.  Un détachement commandé par Guthrie débarqua ce jour-là et prit possession de notre poste près de la pointe Vénus. Pearce et ses fusiliers marins lui donnaient un air bien militaire. Je n'écris pas pour le monde, il est vrai, mais je ne puis m'empêcher de témoigner humblement, même pour vous, de l'attention sans relâche et de la bonne conduite de Pearce et de son petit groupe de Chatham. En effet, dans les points essentiels du service ce corps vraiment précieux fut rarement trouvé négligent.
Le matin, pendant que nous étions occupés, le voleur parvint à se jeter par-dessus bord sans avoir enlevé les fers. Des efforts rapides le sauvèrent de la noyade. Comme ses compatriotes le disaient fou (nenera), il fut renvoyé à terre.
Messieurs Wiles et Smith, les botanistes, étaient à ce moment-là déjà en train de faire des progrès considérables dans la collecte des arbres à pain et d'autres plants qui furent déposés dans l'abri déjà mentionné construit à cette fin. A peu près à cette époque, il y eut une cessation d'hostilités, mais Poenow et Tupira avec un petit groupe continuaient à se tenir à l'écart.      
Pomaurey nous rendit sa première visite ce jour-là mais sans formalité ni cérémonie aucune. Il était accompagné de son père, Otow [Teu], un vieillard vénérable qui semblait avoir environ soixante-dix ans ; il avait les cheveux très gris et était infirme ; sa peau avait beaucoup souffert de la consommation de yava. Les habits d'Otow et de son fils ne différaient pas de ceux des autres chefs mais la pirogue dans laquelle le groupe arriva était recouverte d'un abri fait de bambous et de feuilles tressées. Edeea était avec eux, ainsi que sa sœur Whyhereddy, une épouse plus jeune et plus belle. Mon tayo m'apporta un cochon, des fruits et une quantité d'étoffe ; on m'enveloppa de celle-ci comme lorsque nous sommes devenus amis.
En l'honneur de la visite du régent, des canons tirèrent quelques salves, ce qui l'effraya un peu et il resta à côté de Whyhereddy pendant toute la canonnade. Edeea se plaignit alors d'avoir faim et, en effet, il ne lui fallut pas beaucoup de minutes pour dévorer deux livres entières de porc avec une quantité d'eau-de-vie avec de l'eau qui aurait fait chanceler n'importe quel matelot du navire. Pomaurey et ses deux épouses dormirent à bord. La pauvre Edeea sembla négligée pour les charmes encore en fleur des sa sœur cadette et avait rarement le droit de partager le lit de son seigneur.
Le 17.  Je ne traite que de faits ; vous, qui avez plus de loisir et de connaissances, pouvez y réfléchir comme « il vous semble judicieux ». Ce fut mon destin ce matin-là de tomber sur Orepaia, le frère du roi-régent, avec Whyhereddy dans une situation sans équivoque.  Rassurez-vous, ce fut par hasard car ma maxime à toujours été  - et le sera toujours – de ne pas me mêler des affaires privées de qui que ce soit. Je ne serais pas rentré, non plus, dans la cabine grande de six pieds de mon ami Guthrie – du moins sans frapper – si j'avais soupçonné le moins du monde qu'elle avait été transformée en lieu de rendez-vous galant. Toutefois, la découverte servit à me convaincre que la famille royale avait des mœurs tout aussi légère que ceux d'une sphère subalterne. Je fus enjoint à garder le secret, non seulement par les parties concernées mais aussi, curieusement, par Edeea, la négligée et presque répudiée Edeea. Mais j'ai tendance à soupçonner qu'elle aussi avait ses moments de faiblesse et que Pomaurey était le dupe des deux. Les dames de qualité très bien-nées et blasées de notre propre île pourraient ici tirer profit d'une leçon d'indifférence élégante.
En allant dîner avec le capitaine Bligh, je découvris que Pomaurey faisait partie des convives ; il ne se contamine jamais les mains en touchant la nourriture mais se fait gaver comme une dinde par un de ses serviteurs ; il est impossible d'imaginer quelque chose de plus ridicule que cette opération. Il reçut de ma part plusieurs verres de vin qu'on m'ordonna de verser dans son gosier avide pendant qu'il resta là, les mains totalement inoccupées. Pomaurey semblait avoir environ quarante-cinq ans ; comme celle de son frère, sa peau était plus foncée que celle de la plupart des naturels ; elle n'était pas très tatouée non plus. Il mesurait plus de six pieds et était bien bâti et musclé mais il avait le dos inconfortablement voûté et une mine absente et inexpressive dont les traits principaux étaient l'indolence et la bonhomie. Certes, il faut avouer que Whyhereddy montrait du goût, bien qu'à l'opposé de la fidélité, en préférant Orepaia, qui était un personnage très intéressant et avait le caractère d'un grand guerrier, tandis que celui du régent était tout le contraire. Très peu de distinctions extérieures étaient montrées à Pomaurey et il n'était pas rare pour les towtow de plaisanter avec lui et de s'asseoir en sa présence. C'est vrai que les femmes n'avaient pas le droit de manger en sa compagnie ; en fait, chez toutes les classes à O'tahytey, les deux sexes prennent leurs repas séparément. Cependant, ceci fut aboli à bord du Providence ; Edeea et Whyhereddy nous rejoignaient constamment à table avec les chefs.
Comme la plupart des gens de Matavai s'étaient retirés du district, leurs adversaires en  profitèrent pour piller leurs maisons des quelques articles qui y restaient.
Le 18. En rendant visite au poste ce matin, je trouvai mes compagnons apparemment confortablement installés mais horriblement tourmentés par des mouches qui sont très nombreuses sur l'île. Je n'ai pas entendu parler de moustiques, ce qui est assez singulier dans un pays tropical.
Les botanistes étaient très occupés à rentrer des plants et à faire un petit jardin. Le jeune Otoo passa toute la journée autour du poste mais sans jamais descendre des épaules de ses towtow qui se soulageaient en portant leur charge princière à tour de rôle. Pearce lui avait donné une veste rouge dont il n'était pas peu fier ; il lui fit présent en échange d'étoffe, de fruits et d'un cochon. Sa jeune majesté demandait sans grande cérémonie tout ce qui lui plaisait particulièrement et si toutes ses requêtes avaient été accordées certains d'entre nous se seraient retrouvés  'sans culottes'  [ en français dans le texte]. Il tenait à ses privilèges au point d'être importun ; il plut très fort pendant la plus grande partie de la journée, pourtant il ne daigna pas entrer dans une habitation, s'abritant sous un arbre à pain, ; on nous apprit qu'il n'entrait jamais dans une maison autre que la sienne. Il avait l'heureuse facilité de prononcer de nombreux mots anglais, surtout ceux qui exprimaient ces désirs.
Dans la suite du jeune roi, il y avait un naturel d'une blancheur repoussante. Des cas similaires ont été rencontrés dans beaucoup de pays indiens. Il était de stature frêle et son corps ne valait en aucune mesure ceux de ses compatriotes. Les Otahitiens ont des yeux noisette, sombres et pénétrants, mais ceux de ce pauvre bougre, qui semblait avoir fait son entrée dans ce monde dans un état imparfait, étaient d'un gris pâle et tellement faibles qu'il avait du mal à les garder ouverts. Sa chevelure et ses sourcils, bien qu'aussi fournis que chez les autres naturels, étaient de couleur blanchâtre filasse. Sa peau douleureusement cloquée par le soleil attirait les mouches qui le tourmentaient sans cesse. La vue de cet homme laissa nos matelots très perplexes et il fallut beaucoup de persuasion pour les convaincre qu'il n'était pas un Européen qui s'était installé sur l'île.
Je me rappelle d'être allé une fois avec toi dans un lieu où une personne d'un genre similaire, originaire de la côte africaine, était exhibée en tant que phénomène.  Nous sommes juste allés voir. Il appartient à ceux qui étudient en profondeur les causes physiques de tenter d'expliquer ce qu'ils ne comprennent pas encore, tout comme vous ou moi.
En me promenant à même pas cent mètres du poste, j'aperçus tout d'un coup la rivière de Matavai ; sur les bords de ces eaux claires et belles, poussaient dans la plus grande luxuriance l'arbre à pain, le cocotier et l'avee [vi], parmi lesquels faisaient peine à voir la plupart des maisons desertées et, pour beaucoup, totalement détruites par la guerre. Lorsque je traversai la rivière, sur les épaules d'un naturel, ils se disputèrent amicalement ce service de gentillesse et d'attention. Ne pas avoir distribué les quelques grains de verre (poey) [poe] dans mes poches parmi ce groupe plus que volontaire aurait démontré un cœur fermé à tout sentiment de gratitude.

Le 19. De nombreux chefs étaient à bord tôt le matin ; leurs towtow leur apportèrent une quantité de racines de yava pour leur loisir. Comme toute la préparation du liquide eut lieu à bord, je pris soin de l'observer. La racine, fraîchement sortie du sol sans que la terre en soit enlevée, est d'abord mastiquée par les towtow pendant environ deux heures, le jus exprimé étant craché dans un bol peu profond en bois. A ce stade, il prend la consistance de l'herbe ruminée par un bœuf car il contient encore les restes de la racine. On y ajoute alors du lait de coco et on bat le tout pour bien le mélanger. Il reste à le débarrasser des gros morceaux filandreux, ce qui est effectué à l'aide d'une touffe d'herbe que l'on rince dedans pour les rassembler ; le yava devient alors un liquide de la couleur de l'eau boueuse. Il est ensuite réparti dans des coques de noix de coco pour être bu et, dès qu'il a été avalé, tout le monde

mange immodérément du fruit à pain, des plantains ou du mahee [mahi], une préparation à base du premier obtenue par fermentation.
Edeea but presqu'une pinte de cette boisson délétère mais il semblait que c'était l'effet et non le plaisir de la boire qui était seul cultivé car jamais d'enfant n'a manifesté plus de dégoût en prenant une dose de rhubarbe que sa Majesté et tout le groupe en la buvant. Son influence funeste s'étend rapidement au corps humain. Après dix minutes, ma tayo, à peine capable de se tenir debout, sollicita la permission de coucher ses membres chancelants sur un lit ; elle ne l'avait pas plutôt atteint, qu'elle sombra inexorablement dans un sommeil profond qui dura plusieurs heures. Un autre membre du parti royal entra dans le carré en titubant avec tous les symptomes de l'épilepsie ou de la danse de Saint-Guy ; il fallut aussi soutenir cet homme et le  coucher sur un autre lit. Pourtant ces gens sont si fortement attachés au yava qu'il figure parmi le peu de plantes cultivées sur les basses terres et, malgré l'aversion de l’Otahitien pour l'effort, il considère son travail bien récompensé quand il rapporte cette racine pernicieuse des lointaines montagnes où elle pousse en abondance.  Comme beaucoup d'autres opiacées, il est suivi par des effets fort débilitants au niveau de tout le corps et, lorsqu'il est consommé à l'excès, la peau prend un aspect rugueux et squameux.
Aussi dégoûtante que fût la préparation, Guthrie et moi-même voulûmes bien suivre l'exemple de nos visiteurs. Environ une demi-heure après en avoir pris une grosse tasse à thé, ce qui ne représentait qu'une dose modérée, les effets narcotiques étaient très perceptibles : une espèce d'étourdissement agréable s'en suivit qui s'acheva par un sommeil paisible d'environ trois heures. Le fait que je n'en avais pris qu'une petite quantité était probablement la raison pour laquelle je souffris peu au réveil : seulement un léger malaise au niveau des tempes, qui se calma en une heure environ, mais le sommeil induit par le yava est tellement doux que s'il était encore à portée de votre ami, il le rechercherait avec avidité, même avec la certitude d'un mal de tête par la suite dans un corps brisé, ce que l'on éprouve après avoir pris trop de yava no Pretaney [Peretani](yava anglais). Mon compagnon d’ordinaire ressentit les mêmes effets que moi.
Je ne me souviens plus si la plante du yava fut embarquée à bord du Providence à O'tahytey mais il est certain qu'elle n'a jamais atteint les Indes occidentales. La racine, de par sa nature puissante, pourrait probablement être utile en médecine. D'après le récit de certains voyages anciens, il semblerait qu'il était connu dans ces mers il y a presque deux siècles. En 1606, Schouten à Horn Island par 14°16' de latitude sud écrit « Après cela, ils firent les préparatifs pour un banquet solennel et pour ce faire, commencèrent à préparer leur spiritueux de cette manière négligée. Un groupe d'hommes arriva avec une bonne quantité de cana (l'herbe dont ils se servent pour faire leur boisson), chacun s'en remplit la bouche et ensemble ils se mirent à mastiquer ; après l'avoir mastiqué un certain temps, ils le crachèrent dans une grande cuvette  en bois et, après y avoir versé de l'eau, ils commencèrent à le mélanger et à le presser ; une fois toute la substance exprimée, ils le présentèrent aux deux rois ».
Le 20. Plusieurs chefs de Moreea rendirent visite au navire et Pomaurey leur en montra très assidument les différentes parties. Bien qu'il fût un homme ennuyeux, l'exceptionelle bonté de sa nature le fit remonter beaucoup dans notre estime. Je le retrouvai de nouveau à la table du capitaine Bligh où Edeea et Whyhereddy se joignirent au groupe et mangèrent en sa présence, malgré le fait que cela fût strictement interdit à terre. Sa plus jeune épouse eut l'honneur de partager son lit à bord.
Vers le coucher du soleil, les filles se rassemblèrent sur le gaillard d'arrière pour danser le heeva, comme à l'accoutumée. On n'avait aucun besoin de les solliciter car elles prenaient grand plaisir à ce divertissement. A ces occasions, le groupe était composé généralement de dix à vingt personnes. Le principal objectif des artistes semblait être de rester parfaitement en mesure avec leurs pieds et leurs mains, en tapant dans ses dernières avec une grande régularité et un bruit sec ; en même temps, elles répétaient de courtes phrases avec un regard malicieux, surtout à propos du scandale du jour, dans lesquelles nos noms, ainsi que ceux de nos amis sur l'île, étaient fréquemment introduits. Les danses duraient peu de temps mais étaient répétées souvent, les artistes exhibant leurs membres souples et bien faits dans des postures les plus sportives. A certains moments, elles regorgeaient d'invitations les plus encourageantes puis abruptement, comme provoqué par la colère ou le manque d'intérêt, un mouvement faussement timide de rejet en prit la place ; mais celui-ci était de courte durée car, à la fin de la danse, chaque regard, chaque geste, sollicitaient l'admiration enthousiaste des spectateurs attentifs. Continuez longtemps, mes bonnes et heureuses filles, à danser le heiva, sans savoir que chez nous il serait jugé plein de danger pour la moralité de nos demoiselles raffinées. C'est la coutume de votre île préférée et en l'exécutant vous êtes aussi dépourvues de turpitude que la demoiselle citadine qui, sous la stricte surveillance de l'œil de sa maman, danse avec raideur le laborieux menuet au bal du lord-maire ou que la paysanne aux joues rouges dans la fête populaire qui accueille la pression avide des lèvres de son partenaire avec une joie plus qu'à moitié partagée.
Le 22. Ayant formé un détachement dans l'espoir d'atteindre la source de la rivière de Matavai, nous quittâmes le poste aux prémisses de l'aube. Elle coulait parallèle à la plage pendant une courte distance, ensuite de l'est sur à peu près un quart de mille avant de reprendre une direction septentrionale en provenance des montagnes.
A environ un mille et demi du poste, après avoir dépassé les basses terres qui entourent la plus grosse partie de l'île, nous entrâmes dans une vallée ; elle était large d'environ un demi mille ; les montagnes s'élevaient doucement des deux côtés, richement revêtues sur plus de la moitié de leur hauteur d'arbres à pain, de cocotiers, d'avee, d'eratta [rata] (une espèce de grande châtaigne) et de beaucoup d'autres arbres dont nous ignorions le nom. La terre ici était très riche. Nous passâmes devant de nombreuses maisons, mais en général elles étaient endommagées et désertées à cause de la guerre. Pourtant, la vallée ne manquait pas d'habitants et, comme c'est toujours le cas pour le voyageur européen sur cette île, notre groupe s'agrandit au fur et à mesure que nous avancions.
En remontant le cours d'eau, les arbres à pain et les cocotiers devinrent rares et la vallée se rétrécit. Après avoir marché environ trois milles et franchi la rivière plusieurs fois sur les épaules des naturels, nous arrivâmes à quelques maisons habitées, à côté desquelles se trouvait une offrande pour l'eotooa (ou dieu) en raison de la guerre. L'oblation se composait de douze cochons posés sur quatre tabourets, trois sur chaque, à environ cinq pieds du sol. Près d'eux, il y avait une plate-forme pavée de quelques douze pieds carrés, et haut d'un pied, sur laquelle s'élevaient vingt longues pierres dressées d'une hauteur d'à peu près deux pieds, décorées au sommet par le bonnet (taupo'o) couramment porté par les femmes. Notre ignorance de la langue nous empêcha d'obtenir des renseignements ; nous apprîmes seulement que tout était consacré à l'eotooa et que l'offrande était pour solliciter sa protection dans la guerre. Les cochons étaient dans un état de putréfaction épouvantable, rendant l'air de cette partie de la vallée loin d'être odorant. Un peu plus haut, trois beaux pamplemoussiers attirèrent notre attention ; deux étaient couverts de fruits. Les naturels ont peu d'estime pour ce fruit, bien qu'ils l'appellent oroo [uru] no pretaney (le fruit à pain anglais). Ils furent apportés des îles des Amis.
Ces arbres furent plantés en 1777 par feu M. Nelson qui accompagnait le capitaine Cook lors de son dernier voyage. Un vieillard, dont la maison profitait de leur ombre, parla avec affection et la plus vive gratitude de notre compatriote et regretta avec une douleur sincère sa mort quand il l'apprit. Ici, chacun comprenait suffisamment la langue de l'autre; en fait, il n'y avait pas grand'chose à expliquer. Nelson mourut au Timor en 1789. Le pays devint rapidement plus sauvage et pittoresque. Comme en plusieurs endroits le courant rencontrait l'obstacle d'énormes rochers, il était très rapide là où il parvenait à trouver un passage. On ne voyait plus d'arbres à pain ni de cocotiers mais il y avait des plantains tout au long de la marche et le sol, s'il ne contenait pas de roches, était fertile. Sur chaque côte, nos regards étaient subitement attirés par de belles cataractes tombant d'une grande hauteur mais non sans en avoir été prévenus pendant notre approche par le rugissement qu'elles faisaient en forçant un passage le long des falaises boisées jusqu'à la riviere en-dessous. A ce niveau, nous ne vîmes plus d'habitations.
Nos guides commencèrent alors à nous encourager vivement à rebrousser chemin, mais bien que chaque pas devînt plus difficile, nous ne voulions pas abandonner sans connaître l'objet de notre recherche. Une autre motivation nous poussait aussi à continuer : l'espoir d'atteindre une cascade appelée Peeir par les naturels. En poursuivant notre chemin accidenté sur environ deux milles, nous reçûmes, en effet, la récompense de nos efforts. Elle est formée par une roche basaltique perpendiculaire, haute de plus de cent pieds, sa base s'étendant le long de la rive droite de la rivière sur plus de deux cents. Au-dessus, le bord fait saillie sur quelques pieds ; un large mur d'eau en descend sans rencontrer de résistance jusqu'à ce qu'il atteigne quelques rochers isolés d'où l'eau tombe en plusieurs chutes dans un bassin profond et tranquille. Les piliers sont étroitement reliés entre eux mais cassés en plusieurs endroits. Nous vîmes des roches semblables pendant notre marche. Le dessin du Peeir fut fait de mémoire à mon retour au poste ; les piliers ne sont peut-être pas absolument justes, j'ai essayé simplement d'en donner un aperçu général. Le temps était sec depuis plusieurs jours lorsque nous entreprîmes la remontée de la rivière de Matavai ; sans doute, après la pluie, les chutes gagnent-elles en beauté et en grandeur.
Au-dessus du Peeir, la rivière devenait très encaissée. En certains endroits, elle formait un bassin clair et profond, tandis qu'en d'autres elle se précipitait parmi les rochers avec énormément de force et de rapidité. Beaucoup de nos amis de l'île nous avaient maintenant quittés ; nous étions réduits à peu près au tiers du groupe qui nous avait rejoints dans la vallée. Le jour était si avancé que nous dûmes revenir, très décus de ne pas avoir atteint la source.  Un rocher au milieu de la rivière nous servit de lieu de repos ; nous nous y assîmes pour nous désaltérer avec du lait de coco, car nous avions apporté quelques-uns de ces fruits des terres plus basses. Il ne pouvait avoir d'endroit plus délicieusement retiré. Chaque objet autour de nous était propice à la contemplation tranquille. D'un côté, une montagne élevée richement revêtue jusqu'au sommet d'arbres divers dont les branches, touchant presqu'une remarquable falaise nue en face qui surplombait de façon menaçante la rivière, laissaient à peine entrevoir la voûte bleue des cieux ; mais, à travers le feuillage espiègle, on apercevait vaguement la cime violacée de l'île (les Cornes d'Otoo), loin au-dessus des nuages qui filaient rapidement le long de ses flancs. Le paille-en queue, le puffin et d'autres oiseaux de mer, comme s'ils s'étaient lassés de leur élément aqueux, évoluaient haut dans le ciel au-dessus de ces falaises escarpées où, dans les recoins, ils élèvent leurs petits. Ici, à la différence de la plupart des pays tropicaux, ne se trouvent aucun animal, aucun reptile aux crochets vénimeux, pour limiter les recherches avides du voyageur. Ni même le milan rapace, la terreur de toute la tribu des oiseaux plus petits, qui  n'y a jamais été vu s'élevant dans le ciel. 


[dans la marge]
L'île de O'tahytey est le seul endroit du monde que j'aie jamais visité sans apercevoir l'espèce des faucons ou des milans. (Ste Hélène ?) Il est également assez remarquable qu'on n'y trouve aucune espèce de serpents ; ni grenouilles, ni crapauds d'aucune sorte.   

 

Ce ne fut pas sans regret que nous quittâmes un lieu si intéressant pour revenir aux scènes turbulentes du travail nautique. Il faisait nuit avant notre arrivée au campement ; nous étions bien fatigués mais fort satisfaits de l'excursion.
   Dans plusieurs parties de la rivière, les naturels étaient en train d'attraper de petits poissons en faisant un barrage avec des pierres là où l'eau était peu profonde. Des gens qui descendaient la rivière en battant l'eau avec des branches chassaient les poissons contre ce barrage dans lequel il y avait des ouvertures où étaient posés des paniers. La quantité qui en est prise de cette façon simple est à peine croyable. D'autres étaient attrapés près du fond en introduisant un petit « filet d'atterissage » sous eux.
Le 23. Le matin, Mahu, le tayo de Guthrie, rendit visite au navire. Ce chef, originaire de l'île d'Oryeteea [Raiatea], mesurait plus de six pieds trois pouces, avec un beau visage et un corps très robuste. Une découverte récente avait démontré qu'il avait des moeurs aussi légères que ses voisins ; mais la sœur de Pomaurey était toujours remarquable pour sa gaieté et le capitaine Cook note qu'elle était une excellente danseuse du heeva. En effet, elle ne l'avait pas oublié non plus ; elle se joignait souvent à la danse des demoiselles plus jeunes sur le gaillard d'arrière du Providence. Puisque les Otahitiens nous font l'honneur d'imiter certaines de nos manières, nous nous donnâmes beaucoup de mal afin de lui faire plaisir en l'assurant que nos dames anglaises ne se sentaient jamais vieilles, que le fait d'être grand-mère les rendait encore plus belles aux yeux de nos chefs et que d'avoir quarante ou cinquante ans était considéré comme le critère de la beauté, tandis que le sang chaud recouvrait en vain la joue rose des demoiselles de seize ans délaissées. James, où ont nos compatriotes trouvé cette propension étrange et inconvenante? Est-ce que la mode, comme pour la coupe de nos manteaux, doit nous influencer dans un choix où seule la nature devrait être notre guide? Assurément, cela ne devrait pas être ainsi.
   Le soir, les fusiliers marins firent leurs manœuvres, ce qui contenta grandement les naturels qui s'étaient rassemblés très nombreux.
   Les plants d'arbres à pain et d'autres végétaux s'accumulaient rapidement et messieurs Wiles et Smith pensaient en avoir bientôt la quantité requise.
   Vers cette époque, Otoo construisit une petite maison non loin du poste, dans l'intention de passer quelques jours à MatavaiOrepaia, avec sa femme Ena Madua [Ino Metua] et la sœur de celle-ci, était à bord pendant la majeure partie de la journée ; Orepaia présenta cette dernière à son tayo et les lois de l'hospitalité ne lui permirent pas de refuser la faveur de ce chef généreux. Ena Madua était nourrie par un de ses towtow mais on nous apprit que cela ne durerait qu'un certain temps, en raison de la mort récente d'un parent. Elle portait à l'oreille une mèche de cheveux du défunt et les siens étaient coupés en dégradés en signe de deuil.
   Chaque jour, nous fûmes de plus en plus convaincus de l'attachement violent de ce peuple aux boissons alcoolisées ainsi qu'à leur propre yava ; ce soir, à la parade, Edeea étaient incapable de parler et il fallait la soutenir pour l'empêcher de tomber.
Le 24. L'après-midi, j'accompagnai notre bon docteur lors d'une promenade à l'est de la rivière. Notre attention fut bientôt attirée par une pirogue double hissée sur la plage près de la maison d'Otoo. Ici, je le vis s'asseoir pour la première fois. Souhaitant examiner la pirogue, nous nous en approchâmes mais le jeune monarque se montra fort mécontent et ses serviteurs répétèrent eotooa, eotooa (le dieu, le dieu).
Comme nous ne voulions pas l'offenser, nous n'allâmes pas plus loin mais nous pûmes observer que sur une des proues il y avait un cochon rôti et la tête d'un autre, en plus de fruits à pain, de plantains et de cannes à sucre. L'autre proue portait un gros paquet, long d'environ cinq pieds, recouvert d'étoffe européenne rouge. Plusieurs touffes de plumes étaient suspendues à différentes parties de la pirogue, à l'avant s'élevait une plate-forme haute de trois pieds, soutenue par une palissade, sur laquelle reposait une longue boîte en forme de cercueil recouverte d’un dais de roseaux et de feuilles tressées. Nous comprîmes que cette boîte servait à protéger l'eotooa (qui était enveloppé de l'étoffe rouge) en cas de mauvais temps. La pirogue venait d'arriver d'Oparrey, avec Otoo à bord. Sur la plage se trouvaient deux tambours des îles décorés d'étoffe européenne. Les provisions étaient destinées à la consommation de l'eotooa. La maison d'Otoo était presqu'entièrement remplie des différentes parures qu'il avait reçues en présent de la part d'officiers à bord des différents vaisseaux qui avaient visité O'tahytey.

 

Chapitre 5


Visite à Oparrey – Roches coralliennes – Tarro – La grande maison de Pomaurey – Escalade de cocotiers – Torano [Terano?] – Pêche – Nous dînons avec TarroToopapow [fare tupapa'u] avec un corps – Viande, mode de cuisson – Fourchettes en bambou – Eau de mer en guise de sauce – One Tree Hill [Tahara'a] – Filles dansant le heeva – On parle de paix – Fort désir des naturels pour des balles et de la poudre – Alcools forts – M. Whyte victime d'un vol – Dîner dans la cabine avec plusieurs chefs – Whyhereddy, la plus jeune épouse de Pomare – Visite à Whapiano avec le chirurgien – Chavirage de pirogue – La racine du tarro [taro] – Retrait de la mer – Visite à Tupira – Son caractère – La rivière de Whapiano – Visite à Whidooah [Vaetua] – Morai [marae]en pierre – Tai Aiva, l'épouse de WhidooahTowrowmey [taurumi], l'opération – Les naturels pêchent le mulet – Excursion pour remonter la rivière de Matavai – La mère du roi-régent rend visite au navire – Demoiselle d'honneur – Naturel puni pour vol – Cheveux humains tressés – Tamow [tamau]– Statutes at LargeEna Madua jalouse – Bruit des cochons – Pomaurey nourri – Société eareoye - Draps volés – Les serviteurs de Pomaurey – Vierge – Batteur puni – Chevreaux recherchés – J'accompagne la corvée d'eau

Le 25. Le matin, un petit groupe fut constitué pour aller visiter le district d'Oparrey et le pays à l'ouest de celui-ci. En arrivant au port en pirogue, la mer était d'huile, ce qui nous fournit la satisfaction d'une vue sous-marine des roches coralliennes des deux côtés de son entrée profonde mais étroite ; une grande diversité de poissons hauts en couleur se glissaient parmi ses branches de formes très singulières à la recherche de nourriture. Peu après notre débarquement, le chirurgien de l'Assistant nous rejoignit avec son tayo, Tarro ; ce dernier donna l'ordre de faire rôtir un cochon pour le dîner en prévision de notre retour. Pendant cinq ou six milles, notre marche suivit les méandres de la côte encerclée tout le long par un récif distant d'entre un quart et trois quarts de mille ; un passage à environ mi-chemin donne accès à Taawney Bay [la baie de Taaone]. A l'ouest de cette baie se trouvait une très grande maison appartenant à Pomaurey, habitée à ce moment-là par un vieux chef d'Orietiea qui nous reçut avec une hospitalité sincère, envoyant tout de suite ses towtow à un cocotier voisin chercher des noix de coco pour nous rafraîchir.
Les naturels grimpent à ces arbres avec une agilité et une confiance vraiment surprenantes. D'abord, ils s'attachent aux pieds un morceau de corde molle faite d'herbe, long d'environ trois pieds qui, une fois doublé, s'étend de près de la moitié. Après avoir entouré le tronc de leurs bras, ils [indéchiffrable, s'attachent?] les pieds avec cette bande, ce qui les empêche de glisser et ainsi, en avançant tour à tour les mains et les pieds, en à peine une minute ils arrivent aux fruits qui sont souvent à presque cent pieds du sol. La façon dont ils empêchent le fruit de s'abîmer en tombant de cette hauteur est tout autant à admirer. Ils le font en faisant tourner la noix d'un geste brusque de la main pour lui donner un mouvement en spirale pendant sa descente à travers les airs ; ceci lui permet de tomber sur l'extrémité pointue sans éclater, ce qui serait le cas autrement. Ils n'y réussissent pas toujours et, par conséquent, quand le fruit tombe sur le côté il perd son lait. Vous connaissez bien la noix de coco ; vous serez donc d'autant plus surpris d'apprendre qu'il n'est pas rare de voir ces insulaires arracher la bourre avec les dents sans la moindre difficulté.
Comme cette maison était la plus grande que j'eusse vue sur l'île, je pris spécialement soin de prendre ses dimensions. Elle mesurait soixante-deux mètres de long avec une largeur maximale de quinze mètres  ; le faîtage reposait sur neuf piliers hauts d'environ seize pieds et l'avant-toit sur soixante-douze, lesquels étaient moitié moins hauts. A part à une extrémité où, sur environ dix mètres, elle était fermée par une palissade de bambous, le tout était grand ouvert et laissait circuler l'air librement ; le toit était fait de feuilles du wharra [fara] (pin sauvage) solidement tressées. Après être restés quelque temps avec le vieillard d'Orieteia, nous poursuivîmes notre marche jusqu'à chez Torano, une dame âgée apparentée à la famille royale qui rendait fréquemment visite aux navires. Elle fut très reconnaissante lorsque nous lui offrîmes un couteau (tepay) [tipi].  Sous le soleil, la chaleur devenait si étouffante pendant que nous marchions le long de la plage que nous fûmes obligés de rebrousser chemin. La marée était descendue et il était à peine croyable le nombre de personnes, principalement des femmes et des enfants, qui s'affairaient le long du rivage et sur les récifs à se procurer des coquillages et d'autres poissons par différents moyens. Il y avait un garçon avec un bâton long d'environ dix pieds, au bout duquel était fixée une ligne fine qui, une fois passée dans un petit trou, servait de collet. Il l'utilisait dans les petits recoins des roches coralliennes, piégeant les poissons dans leurs allées et venues avec beaucoup de succès. Il guidait le bâton de sa main droite et s'occupait de la ligne avec celle de gauche. L'Otahitien ne rejette rien de ce que la mer produit ; il mange même l'oursin, en général à l'état cru.
La maison de Torano nous servit encore de lieu de repos ; étalée sous un arbre à pain, nous y trouvâmes une natte avec les rafraîchissements habituels. Comme nous devions manger avec Tarro, nous n'acceptâmes pas la proposition amicale de la vieille dame d'abattre un cochon. En fait, elle avait ordonné à ses towtow d'en trouver un et Tarro eut à peine le temps de leur apprendre ceci et de le sauver.
La route de retour était différente car elle traversait la plaine. La chaleur intense du soleil et la marée montante avaient chassé les pêcheurs de leur travail et on voyait maintenant le même nombre des ces personnes joyeuses à l'ombre des arbres à pain. Cette plaine fertile était partout rafraîchie par plusieurs cours d'eau descendant des montagnes. Notre attention fut attirée par des morai ou lieux de sépulture ainsi que par des toopapow où les morts reposent un certain temps avant d'être définitivement déposés dans les premiers. Ils étaient éparpillés sur tout le district, aucun lieu ne leur étant particulièrement consacré. Vous verrez le dessin d'un d'entre eux, beaucoup plus splendide que les autres. Il était de forme rectangulaire, mesurant quinze pieds sur douze, et haut de presque cinq pieds. Derrière la clôture de roseaux décorée de paquets de wharra (pin sauvage) se trouvait une plate-forme haute de quelques six pieds soutenue par des piliers en bois. A cette plate-forme étaient fixées des planches sur lesquelles reposait le corps, recouvert d'étoffe du pays rouge et blanche. Des bâtons de chaque côté de la plate-forme supportaient un dais de roseaux recouvert d'étoffe noire et blanche, richement décorée de pompons faits de plumes de coq. L'arrière et les côtés du dais étaient tendus d'étoffe blanche. Sous la plate-forme, une grande natte de couchage était pliée très soigneusement et par terre, devant l'enclos, se trouvait une quantité d'étoffe blanche ; tout près, un carré d'environ dix-huit pieds était recouvert d'herbe fraîche comme l'est le sol dans certaines maisons de chefs.  Nous apprîmes que la natte était destinée au défunt pour qu'il pût s'y coucher lorsqu'il en avait besoin. A quelques mètres du toopapow, sur une table, étaient posés différents aliments qui devaient être fréquemment remplacés.  
A proximité, se trouvait un petit morai composé d'un pavage de presque 30 pieds sur 30 et haut d'environ deux pieds ; la seule chose remarquable était le buste d'un homme sculpté en pierre, l'unique exemple de sculpture que je visse chez ce peuple. Des noix de coco et des plantains poussaient parmi les pierres du morai.
Le corps était celui de l'enfant d'un eree. La mère était présente pendant que nous regardions furtivement le contenu de la tombe ; elle était plus amusée par notre curiosité que préoccupée par ce qui l'occasionnait et elle riait de bon cœur tout le temps.
Peu de temps après notre arrivée chez Tarro, un beau cochon fut sorti tout fumant du four. Il n'est guère nécessaire de vous apprendre que les Otahitiens font cuire leur viande en creusant d'abord un trou dans la terre dans lequel ils déposent des pierres préalablement chauffées dans un feu tout près. L'animal, enveloppé de plusieurs couches de feuilles de plantain ou d'autres larges feuilles, est posé sur ces pierres ; ensuite d'autres pierres tout aussi chaudes sont ajoutées par-dessus et le tout recouvert de terre de façon à en exclure complètement l'air. De cette manière, en moins de trois heures, un gros cochon est admirablement rôti et il est très supérieur à tout ce que l'on pourrait faire cuire dans le meilleur des fours européens. Des plantains et d'autres fruits sont souvent placés à l'intérieur de l'animal ainsi cuit.
Le dîner de Tarro fut servi avec autant de goût que ses ustensiles indigènes le permettaient. Il n'oublia pas de faire remarquer qu'il avait préparé une nappe à l'anglaise et que, pendant notre promenade, il s'était affairé avec ses towtow à fabriquer des fourchettes en bambou en pensant que cela nous ferait plaisir.
Voici une leçon à l'attention du courtisan superficiel et hypocrite qui voudrait nous faire croire qu'il anticipe nos moindres conforts tandis que, au même moment peut-être, il aimerait nous envoyer au diable.  Tarro le fit en toute sincérité.
Pour remplacer le sel, une coque de noix de coco contenant de l'eau pure de l'océan Pacifique fut placée à côté de chaque invité qui ne tarda pas à trouver ceci d'un goût fort agréable. Après avoir pris un copieux repas qui fut vraiment le bienvenu et avoir bu du yava no Pretenay à la santé du roi Georges, coutume habituellement observée par les chefs en de telles occasions, nous souhaitâmes une bonne nuit à notre hôte. Pendant toute la visite, la maison de Tarro fut entourée de naturels, essayant tous d'être le premier à nous rendre un service quelconque.
Environ deux milles séparait Oparrey du poste. Une falaise que nous appelions en général One Tree Hill marque la limite entre les deux districts. Après avoir dépassé ce lieu, nous rencontrâmes un groupe important de filles en train de danser le heeva ; en nous rejoignant, elles redoublèrent d'efforts pour nous faire plaisir et nous ne pûmes faire autrement que de distribuer les quelques grains de verre (poey) qui restaient dans nos poches parmi ces demoiselles agiles. Elles se dirigeaient vers le Providence ou l'Assistant pour trouver un [indéchiffrable, place à bord?] et, comme elles avaient un peu de temps avant le son du sifflet pour l'installation des hamacs, elles voyageaient de cette manière joyeuse. En effet, il était courant de les voir, lorsqu'elles se déplaçaient d'un district à un autre, danser gaiement tout le long du chemin, non sans l'espoir de rencontrer quelques-uns de nos compatriotes auxquels elles demandaient toujours une vétille ou une autre avec un sourire tellement ingénu qu'on ne pouvait que l'accorder.
Vers cette époque, Poenow et beaucoup de gens de Matavai revinrent et se mirent à bâtir des maisons sur les emplacements des anciennes qui avait été démolies par leurs ennemis. On parlait beaucoup de paix car une grande réunion de chefs avait eu lieu à Oparrey pour en discuter.
Je remontai la rivière à pied avec mon arme, accompagné de beaucoup de naturels, et il est impossible de décrire le plaisir qu'ils manifestèrent en voyant une hirondelle descendue en plein vol. L'estime dans laquelle ces gens tiennent toutes sortes d'armes à feu et de munitions est telle qu'une douzaine d'entre eux s'affairaient fébrilement à ramasser les quelques plombs qui tombaient par terre quand je chargeais mon arme et quelques jours auparavant, un des chefs avait proposé quelques curiosités très recherchées au sergent des fusiliers marins en échange de quatre cartouches de balles.
Ce trafic, au début si satisfaisant pour ces gens qui ont changé, n'a maintenant que peu de valeur en comparaison avec celui des armes de quelque sorte que ce soit et il y a trop lieu de redouter les tristes conséquences de vaisseaux faisant escale à cette île et à celles avoisinantes, surtout les navires marchands. Pour une douzaine de fusils et une bonne proportion de munitions, un grand vaisseau pourrait se procurer une abondance de vivres. Les spiritueux sont aussi achetés avec avidité. Ceux-ci font partie des trop nombreux maux contractés à O'tahytey que les Otahitiens avaient le bonheur d'ignorer jusqu'à ce qu'ils fussent introduits par les visites de nations civilisées. Que promet l'avenir? Est-ce que le marchand cupide s'inquiète des souffrances produites par ses articles destructeurs chez des Indiens sans instruction? Il veut des rafraîchissements et des provisions pour pouvoir poursuivre dans cette partie lointaine du globe son vorace projet d'enrichissement. Et si la poudre à canon ou l'eau-de-vie débilitante sont demandées de préférence à la hache utile ou le grain de verre décoratif, ne seront-elles pas données sans prendre en considération les conséquences?
Jusqu'à ce jour, les naturels avaient interrompu nos excursions seulement par des gentillesses mais M. Whyte, un des seconds du chirurgien, alla se promener trop loin sans guide et un  homme qu'il rencontra dans les bois lui vola un mouchoir. Le voleur fit preuve d'une certaine habilité et d'une certaine ingéniosité car il avait d'abord gentillement proposé  de conduire notre compatriote jusqu'à la montagne ; il le porta sur ses épaules pour franchir en toute sécurité de nombreux cours d'eau jusqu'à ce qu'ils fussent loin de tout lieu « fréquenté par les hommes » où, étant largement le plus fort des deux, il fit sans cérémonie les poches du docteur, sans lui indiquer non plus le chemin le plus court pour rejoindre le poste.
Ce jour-là, avec Pomaurey, Orepaia, Edeea et Whyhereddy, j'eus l'honneur de dîner à la table du capitaine Bligh. Le roi-régent avait à peine fini son repas qu'il s'en alla batifoler avec la fausse Whyhereddy qui, par terre dans la cabine et sans trop se soucier de notre présence, déployait ses membres joliment formés et pas trop recouverts d'étoffe
Il y avait une disparité d'âge entre Pomaurey et Whyhereddy, ce qui à O'tahytey est loin d'être rare. Nous avons déjà noté que sa Majesté fait partie de la confrérie nombreuse des cocus mais, comme beaucoup d'entre nous, il semblait ignorer ce qu'on lui volait ou, sinon, y être indifférent. Pourtant, il était très épris de sa plus jeune femme, qui avec un art tout féminin, gérait cette infirmité amoureuse à son propre avantage et pour son propre divertissement.
Orepaia demeura fort indigné toute la journée à cause du vol de plusieurs articles qui avaient été dérobés à nos camarades de bord au poste ; il nous promit que des recherches rigoureuses seraient entreprises pour découvrir le voleur.
Le 30. Tôt le matin, Harwood et moi-même quittâmes le navire pour le poste avec l'intention de marcher jusqu'à Whapiano, à cinq ou six milles à l'est de la pointe Vénus ; nous rendîmes d'abord visite à l'Assistant pour prendre un des officiers qui devait se joindre à nous. C'était une pirogue simple, très petite et lourdement chargée, qui nous amenait à terre et elle ne tarda pas à chavirer ; nous fûmes tous totalement trempés. Si notre bon docteur ne s'était pas fermement saisi du balancier, où il resta vaillamment agrippé, le nombre de notre groupe aurait été reduit et le monde aurait perdu un personnage véritablement estimable car il ne savait pas plus nager qu'une de ses propres pièces. Pour les autres, ce fut un incident plutôt risible, car un bateau de notre  conserve eut vite fait de nous débarquer à terre sans encombre. Cet incident ne compromit pas l'excursion et, ayant fait sécher nos habits au poste, nous continuâmes avec deux naturels de confiance.
Nous passâmes bientôt devant une quantité de tarro, une espèce d'igname, dont l'île abonde ; notre équipage en reçoit tous les jours pour remplacer le pain. Cette racine se plaît dans un sol humide ; en beaucoup d'endroits, elle prospérait dans presqu'un demi-pied d'eau. On avait pris la peine de la protéger des dépradations de leurs cochons par une clôture.
Le ressac était fort sur la plage, bien qu'elle fût abritée par un récif dans lequel on voyait un passage à environ deux milles de la pointe Vénus, ainsi que d'autres à mesure que nous marchions en direction de l'est. A environ 4 milles du port, le chemin qui longeait la plage était presqu'obstrué par une haute falaise formant la limite ouest de Whapiano. Autant que leur langue leur permettait, nos guides nous expliquèrent que lorsque le capitaine Wallis avait visité cette île en 1767, il était impossible de passer au pied de ces falaises, même à marée basse, et que la mer avait progressivement reculé dans la plupart des régions de l'île.
Tupira avait élu résidence dans ce district ; nous lui rendîmes visite et fûmes accueillis avec beaucoup de courtoisie mais avec une réserve qui semblait due à une appréhension que nos opinions ne fussent hostiles à son parti. Il était entouré de gens de Matavai et de sa propre famille, apparemment bien préparés à une attaque.
Tout le comportement de ce chef montrait un esprit d'entreprise et une dignité de caractère supérieurs à tout ce que j'avais vu chez d'autres personnes. Il lui manquait la majeure partie de ses dents de devant à cause d'une pierre qu'il avait reçue en défendant ce qu'il considérait comme étant son droit et il portait au genou une blessure non encore cicatrisée infligée par la même arme. Dans notre conversation, il fut question de pistolets ; ceci attira instantanément son attention tout en créant sur son visage une expression où se lisait clairement la suspicion qu'il doutait encore de ses visiteurs. Nous nous appliquions à l'enrayer lorsqu'il demanda impatiemment à les voir. Pensant que cela lui ferait plaisir, je tirai sur une cible que j'atteignis, plus par hasard que par habileté ; je fus tellement applaudi que j'eus la prudence de ne pas perdre cette estime en tirant une deuxième fois. Comme il était notre hôte, par délicatesse nous ne dîmes mot des fusils de la Matilda mais nous apprîmes par la suite qu'il les gardait sous sa natte de couchage.
Les rafraîchissements habituels de fruits et de lait de coco pris, nous poursuivîmes notre marche vers l'est sur environ deux milles avant de rencontrer la rivière après avoir traversé plusieurs cours d'eau plus petits.  
L'embouchure de la Whapiano est large de plus de cent mètres et son lit est composé de gros galets sombres. La vue en amont est particulièrement grandiose et pittoresque mais un peu gâchée ce jour-là par le fait que les lointaines montagnes étaient enveloppées de nuages. Un dessin que j'en fis vous en donnera une vague idée – mais vague seulement – de ce beau paysage. Grâce aux naturels qui, comme d'habitude, nous portèrent sur les épaules pour franchir la rivière, nous en atteignîmes la rive est ; mais, par temps de forte pluie, il est impossible de faire ceci autrement qu'en pirogue.
Whidooah, le tayo de Harwood, qui avait une maison dans ce district, nous reçut cordialement, en donnant instantanément l'ordre de tuer un cochon (boa) mais comme il n'y avait pas assez de temps pour le faire cuire entier, un membre fut découpé et mis au four. Comme à l'accoutumée, nous étions entourés d'hommes, de femmes et d'enfants venant de toute la plaine, qui sans égards pour la résidence d'un prince de sang, ne tardèrent pas à la remplir totalement.
Pendant que le rôti cuisait, nous remontâmes tranquillement la rivière à pied jusqu'à un endroit consacré à l'eotooa (dieu) dans un grand enclos entouré d'une palissade. A proximité, se trouvaient un morai (lieu de sépulture) en pierre et, comme au toopapow à Oparrey, une petite table avec différentes sortes de provisions. Notre ignorance de la langue nous priva de tout renseignement ; nous apprîmes seulement que tout était consacré à l'eotooa, même un instrument de musique composé d'une grosse conque à laquelle était fixé un pipeau en bambou. A propos, nous en avons un dans notre collection chez nous.
L'épaule fut servie à notre retour et la propreté, sinon l'élégance, était aussi évidente qu'aux tables les plus à la mode en Europe. Des feuilles, fraîchement cueillies sur l'arbre, servaient de nappe ; l'appétit avait été aiguisé par l'exercice et les regards chaleureux de notre hôte – lorsqu'il ne dormait pas – et ceux de sa jolie épouse Tai Aiva – la Belle de l'île – couronnaient le tout.
Pendant notre promenade, Whidooah avait pris une quantité modérée de yava et nous le retrouvâmes couché sur les genoux de sa femme, très enclin au sommeil et avant longtemps, les effets somnifères du yava, assistés par l'action du towrowmey (dont Tai Aiva et les towtow s'occupèrent), l'endormirent profondément pendant une heure ou deux.
Fatigué, j'ai souvent éprouvé un soulagement délicieux de cette coutume (towrowmey) qui consiste à frotter et à comprimer les différentes parties du corps et les naturels connaissent tellement ses effets salutaires que nous n'entrâmes jamais dans une maison après une longue marche sans que l'on nous le proposât ; je vous assure que votre ami l'accepta toujours avec empressement. La sieste de Pomaurey était en général favorisée par le towrowmey et il n'était pas rare de le voir se poursuivre après que le dieu somnolent avait pris possession de sa Majesté. Après avoir pris affectueusement congé de nos hôtes, nous reprîmes le chemin du poste.
Tai Aiva traversa la Whapiano toute nue, inconsciente de ses charmes jusque-là cachés, car, bien que l'eau fût profonde en certains endroits, la transparence du cours d'eau réussissait mal à les envelopper.
La maison de Tupira nous servit de lieu de repos ; tout y était préparé pour nous rafraîchir. La marée était haute et un grand nombre de naturels pêchaient le mulet à la ligne comme on le fait avec une mouche pour la truite.
Le 3 mai. M. Frankland, le chirurgien de l'Assistant, m'accompagna tôt le matin pour explorer les montagnes vers les Cornes d'Otoo (orooynah) [Orohena]autant que la journée le permettait. Pendant notre traversée de la plaine, trois naturels se joignirent à nous. Les montagnes au-dessus de la plaine s'élevaient doucement en crêtes, étant en général recouvertes de fougères mais presque dépourvues d'arbres. La terre ne semblait pas bonne mais, plus haut, elle s'améliorait. Nous atteignîmes bientôt un chemin qui menait dans la direction que nous voulions prendre.
A environ quatre milles du poste, en direction du sud, après avoir traversé les montagnes  mentionnées ci-dessus, le pays devint plus boisé à fur et à mesure que nous poursuivîmes le long d'une crête séparant la rivière de Matavai d'une autre, plus petite, à l'est. Le sentier était tellement étroit que nous marchions en file indienne. De chaque côté, il y avait une vallée une centaine de mètres plus bas et, en plusieurs endroits, la descente était presque perpendiculaire. Ici, deux des naturels prirent congé mais celui en qui nous avions confiance en tant que guide continua le chemin plein d'entrain. 
Ses compatriotes partis, il ne nous restait comme provisions qu'un petit morceau de cochon rôti, une seule noix de coco et une petite flasque d'eau-de-vie et bien que nous fussions entourés d'arbres, aucun ne fournissait de fruits comestibles. L'air était très lourd et nous ressentions beaucoup de fatigue dans nos membres en gravissant ces pentes. Nous étions tellement découragés par une de celles-ci qui se trouvait alors en face de nous que nous fûmes contents de voir que le chemin que nous avions presque perdu en descendait le versant est. Ici, il y avait de grandes forêts de plantaniers sauvages, mais ils ne portaient pas de fruits ; nous fûmes, cependant, agréablement surpris de trouver de l'eau dans les creux des roches. Nous en bûmes, peut-être imprudemment, et nous nous reposâmes un moment avant de suivre le sentier qui nous conduisit de l'autre côté de la montagne mais seulement pour découvrir qu'il y en avait d'autres encore plus hautes en vue. Ici elles nous cachaient la rivière à l'est mais on entendait toujours le bruit des naturels qui battaient l'étoffe plus bas sur ses rives.
Dans la vue d'ensemble de la Matavai qu'on avait de cet endroit, il y avait un village d'une douzaine de maisons sur un terrain défriché près du pied des Cornes d'Otoo (Orooynah). Les arioi se rendaient à ce village à certaines époques afin de s'adonner sans interruption à une licence sans borne.
Comme, par manque de temps, il fut jugé impraticable de monter plus haut dans la montagne, le guide promit de nous conduire au village des eareoye, en nous assurant qu'après l'ascension d'une pente escarpée en face de nous, un sentier y menait directement.
Il était environ midi et la brise rafraîchissante qui nous avait accompagnés jusque-là commençait à tomber. Nos membres aspiraient au repos et, en regardant le guide, nous aperçûmes que la noix de coco manquait. Tous ces inconvénients firent vaciller notre résolution et nous décidâmes, au lieu de poursuivre plus haut, de couper directement à travers bois pour rejoindre la Matavai.
A ce que nous pouvions calculer d'après la vitesse à laquelle nous avancions, nous étions à ce moment-là à environ sept milles en ligne droite de la pointe Vénus et à cinq milles des Cornes d'Otoo (Orooynah), mais il paraissait impraticable de faire l'ascension du sommet par le versant nord.
En regardant autour de nous avant de descendre, nous vîmes que de tous côtés, à part au nord où l'océan et la petite île de Tetheroa [Tetiaroa] marquaient la limite, nous étions entourés de montagnes richement revêtues de bois jusqu'aux sommets même.  Notre élévation était si grande que le regard pouvait faire tout le tour de Tetheroa, à plusieurs lieues de distance de l'horizon visible, et il apparaissait clairement que, comme beaucoup d'îles des mers du Sud, elle était entourée d'un récif. Bien qu'ils fussent tellement plus proches, on distinguait le Providence et l'Assistant, à l'ancre dans la baie de Matavai, seulement comme deux petits points sur la surface bleue de l'eau.
Notre grand objectif était d'atteindre la rivière, mais nous ne voyions rien sur dix mètres devant nous tellement les bois étaient denses. Le guide, cependant, poursuivit allègrement et, en sautant d'arbre en pierre, et de pierre en arbre, avec la variation de la glissade sur une partie du corps que le climat n'obligeait pas à être très couverte, et en faisant confiance à des brindilles traîtresses et à des roches qui se désagrégeaient, nous nous retrouvâmes une centaine de mètres plus bas.
Tant que l'Otahitien restait en vue, tout allait bien mais nous ne pouvions pas prétendre aimer enormément notre situation et nous découvrîmes trop tard que le but de l'Otahitien en nous y entraînant était de nous voler impunément. Profitant de broussailles denses devant nous, il détala avec l'agilité d'un singe et nous ne le revîmes plus.
L'ingéniosité de notre compagnon de voyage était grande. J'avais mes pistolets avec moi ; afin de lui faire plaisir, je les avais souvent fait partir au cours de notre marche et, pour me remercier, il proposa très poliment de les porter pour le chef anglais qui, tout aussi simplement, accepta. En plus des pistolets, il avait nos deux vestes et, douloureux à raconter, le morceau de porc dont nos estomacs avaient maintenant très envie. Il restait encore la bouteille d'eau-de-vie ; nous nous assîmes avec celle-ci sur une souche qui dépassait sans une voix prépondérante pour décider de la suite. Après une brève discussion, nous poursuivîmes le même chemin, non sans maudire l'Otahitien et notre propre naïveté, jusqu'à ce que nous nous retrouvassions subitement au bord d'un précipice dont des arbres nous cachaient le fond. Aussi laborieuse que fût la tâche, nous dûmes remonter, ce qui prit presque deux heures bien que la distance fût courte.
Le retour par l'ancien chemin nous sembla facile en comparaison, malgré notre fatigue, mais nous souffrîmes du manque d'eau et le recours fréquent à la bouteille d'eau-de-vie ne soulagea pas votre ami bien qu'il eût l'effet désiré sur son compagnon. Nous finîmes par atteindre l'eau parmi les roches où nous faillîmes en inonder nos corps désséchés et, à notre grande joie, nous y trouvâmes la noix de coco perdue dont nous avalâmes l'eau avec avidité. Ici nous aperçûmes un seul régime de plantains sauvages ; mais, après s'être donné la peine d'abattre l'arbre, on trouva le fruit si grossier, et son goût si fort, qu'il était immangeable. Le gingembre et le curcuma y poussaient en abondance ; en effet, on rencontre ce dernier dans la plupart des régions de l'île et les naturels s'en servent comme teinture jaune.
La lune nous aida à regagner le port tard dans la soirée et après avoir plusieurs fois perdu notre chemin ; le bon repas et le yava no pretaney préparés par nos compagnons de bord étaient les bienvenus mais nous aurions pu nous passer des rires que nos désastres occasionnèrent.
Bien que nous n'eussions pas atteint les Cornes d'Otoo, nous avions établi que la Matavai était approvisionnée par d'innombrables chutes d'eau provenant de cette montagne qui, serpentant à travers les bois, avaient un air pittoresque.
De nombreuses fougères arborescentes, certaines hautes de plus de vingt pieds, étaient très belles dans la montagne ; nous aperçumes aussi du yava qui semblait prospérer au mieux en hauteur.
Le 4. Le matin, Obereroah [Purea], la mère du roi-régent, rendit sa première visite au capitaine Bligh. La vieille dame était si corpulente qu'il fallut la hisser à bord dans une chaise. Elle n'avait pas plutôt gagné la cabine qu'une scène très curieuse eut lieu. Pour exprimer son bonheur de rencontrer le capitaine Bligh, elle se jeta par terre en pleurant amèrement et en se lamentant bruyamment. Tout son entourage contracta rapidement la triste affection et cette cérémonie mélancolique dura une bonne heure ; ensuite, la reine-mère et sa cour retrouvèrent leur bonne humeur habituelle et visitèrent nos différentes cabines où elles demandèrent des grains de verre et d'autres articles.
En recevant un présent de la part d'un de mes compagnons d’ordinaire, elle eut la bonté de le prier d'accepter temporairement une de ses « demoiselles d'honneur ». Il avait toujours été bien élevé et incapable d'offenser quelqu'un de sorte que, quand bien même sa disposition philosophique s'y serait opposée, il ne put refuser la gentille proposition d'Obereroah.
La reine-mère paraissait avoir plus de soixante ans mais elle avait les plus belles dents imaginables. En effet, les dents de ce peuple sont en général d'une blancheur et d'une régularité enviables. Cette dernière qualité est peut-être due au fait qu'ils ont la bouche plus grande que la plupart des Européens ; j'ai tendance à croire que cela résulte de la coutume qu'ils ont de l'élargir et de la déformer quand ils dansent le heeva. La quantité de légumes qu'ils mangent conserve sans doute la couleur, tout en rendant l'haleine d'une pureté rarement rencontrée là où l'estomac ingurgite trop de denrées animales. Il est rare qu'ils omettent de se laver soigneusement la bouche après le repas.
Le soir, Obereroah fut descendue du vaisseau pour regagner sa pirogue et revenir à terre, sa suite étant réduite par l'absence de la demoiselle d'honneur mentionnée précédemment ; un fait qui, s'il arrivait aux oreilles de beaucoup de ceux du même rang dans notre livre rouge, soulèverait une certaine indignation par rapport à la faiblesse de la cour otahitienne.
Vers cette époque, une pénurie de noix de coco fut constatée dans la réserve publique et d'autres provisions n'arrivaient que lentement. La demande très vive de coquillages, de décorations et d'autres curiosités, même si ce commerce était publiquement découragé, en était la cause.  Quelques petits larcins furent commis par les naturels, à bord comme au poste ; pour y mettre fin, le capitaine Bligh fit punir un homme qui avait été pris en train de voler un mouchoir. Après avoir reçu douze coups de fouet, auxquels il ne sembla pas prêter beaucoup d'attention, il sauta par-dessus bord et regagna le rivage dans une indifférence absolue.
Nous n'avions encore aucune nouvelle de l'argent de la Matilda. Il avait probablement été dispersé à travers l'île car un des officiers avait acquis deux dollars pour un couteau auprès d'un naturel qu'il avait rencontré dans les bois.
Le district de Matavai se remplissait rapidement maintenant de ses anciens habitants et beaucoup de nouvelles maisons furent construites. Tupira demeurait, cependant, à Whapiano avec les armes.
Le 5. Toute la cour passa presque la journée entière à bord. On aurait pu dire, vu la durée et la fréquence de leurs visites, qu'ils faisaient partie de notre propre famille.
Mon tayo m'apporta un présent de cheveux humains tressés, qui avaient environ l'épaisseur d'un fil double et étaient longs de plusieurs mètres. On les appelle tamow [tamau] et les femmes les portent en tant que parure autour de la tête comme un turban. Les danseuses supérieures s'en parent en général.
Ce fut le seul présent qu'Edeea m'apporta pendant un long moment, ce qui fut la cause d'une certaine froideur dans nos relations. Elle m'avait réprimandé de ne pas avoir été plus généreux ; cette accusation était juste dans une certaine mesure, mais comme je voulais des articles qui étaient difficiles à obtenir dans les environs de Matavai, j'estimais encore politique de différer mes présents jusqu'à ce qu'elle m'apportât ces articles ; en même temps, je fis autant étalage de mes richesses que possible, ce qui eut l'effet désiré et je fus bientôt le propriétaire d'une natte de guerre (tawmey) [taumi] et d'autres curiosités.
Il n'était pas facile de se procurer ce genre d'articles à cause de notre impatience d'en trouver et du fait que l'introduction d'outils européens avait rendu beaucoup d'entre eux presqu'inutiles, surtout les herminettes en pierre, et je suis convaincu que les neuf dixièmes de ceux ramenés chez nous à bord du Providence furent fabriqués exprès pour la vente. Bien que très lucrative pour eux, les naturels se moquaient de l'avidité de notre convoîtise de leurs biens domestiques et autres. Pourtant, à O'tahytey ils ont leurs collectioneurs et leurs cabinets de curiosités européennes et vous aurez du mal à croire que le vieux Hammaneminhay, le grand-prêtre, possédait un volume des Statutes at Large qu'il avait obtenu d'un vaisseau qui avait fait escale sur l'île ; il avait autant de valeur pour lui qu'ont pour certaines personnes chez nous une oreille en cuivre, un bigorneau pétrifié ou même (comme vous et moi, nous avons entendu un forain dire une fois) « un babouin empaillé des mines de Golconda ».
Le soir, de nombreux naturels pêchaient à la ligne, dans l'eau presqu'aux épaules ; à l'épaule gauche, est fixé un petit panier pour recevoir les poissons dont un grand nombre était pris ainsi tous les jours. Une petite senne maniée par deux hommes était aussi utilisée mais avec moins de succès.
Le 6. Orepaia était à bord en tout début de journée avec les pistolets qui avaient été volés dans la montagne. Il dit que son frère, Whidooah, avait intercepté le voleur à Whapiano pendant qu'il se rendait à Teairaboo [Tairapu], la péninsule au vent de l'île. Il etait plus que probable que les pistolets avaient été apportés à Orepaia mais que, craignant le mécontentement du capitaine Bligh s'ils venaient à être découverts, il les avait rendus et que l'histoire du voleur pris par son frère fût une fabrication, d'autant plus que lors de certaines transactions récentes nous avions eu des doutes sur la véracité d'Orepaia. Pourtant, je ne pus m'empêcher de lui offrir quelque chose en reconnaissance de ses efforts ; au début, il n'en voulut pas mais un peu de persuasion vint rapidement à bout de cette délicatesse. Il condamna haut et fort le voleur, le traitant de mauvais homme (eno de tata) [ta'ata 'ino].
   Edna Madua, sa femme, était étonnamment jalouse de lui et parla ce jour-là de son infidélité avec colère, mais avec affection également. C'était cette 'reine' libidineuse, Whyhereddy, qui attirait Orepaia hors de chez lui. J'en fus le témoin occulaire ; pourtant il me semblait charitable d'essayer de convaincre cette épouse délaissée que ses craintes étaient infondées, mais ce fut en vain, le 'monstre aux yeux verts' avait trop d'emprise sur elle.
En retour d'un présent, Edeea m'envoya un cochon extraordinairement gros avec une quantité de fruits et la promesse d'étoffe. La musique de ces bêtes aux sabots fendus portait beaucoup sur les nerfs de votre humble serviteur. Afin de prévenir toute irrégularité, le commerce n'était autorisé que d'un côté du navire et, malheureusement, mon appartement de six pieds carrés se trouvait de ce côté-là. Si bien que, du « lever du soleil jusqu'à son coucher » mes oreilles devaient supporter les lamentations incessantes de ces pauvres cochons à moitié étranglés ; de surcroît, je craignais qu'à force de se débattre ils ne parvinssent à passer par le hublot pendant qu'on les montait des pirogues en les hissant le long du flanc du vaisseau.   
Boa (un cochon) – (sans oublier waheeney [vahine], une femme) – semble être un des premiers mots que nos compatriotes comprennent. C'est, en effet, le produit de base de cette île et, à mon avis, ce que ces braves gens pensent nous amènent chez eux. On a dit des deux d'ailleurs – et peut-être que c'est la vérité - qu'ils ont une saveur très délicate. Pourtant, d'aucuns au bord du Providence étaient en termes si affectueux avec le dernier de ces bons articles qu'ils regrettaient amèrement de ne pas avoir limité leurs recherches aux premiers.
Ce jour-là, j'eus de nouveau l'honneur d'assister au gavage de Pomaurey.
Notre hôte, Tarro, me rendit visite dans ma cabine et se fit poudrer les cheveux, ce qu'il faisait toujours lorsqu'il était à bord. Tarro fait partie de la société des eareoye dont vous avez beaucoup entendu parler. Je reconnais volontiers que j'ignore leurs coutumes ; en effet, ma méconnaissance presque totale de la langue m'empêche de parler avec assurance d'aucune de leurs cérémonies mystérieuses.  Il n'est pas présomptueux de répéter ce que j'eus l'occasion de voir moi-même mais il vaut mieux que je m'abstienne de faire un récit détaillé simplement à partir d'une conversation avec un Indien dont je ne comprends pas la langue. Sur un aspect, le fait que les eareoye supprimaient fréquemment leurs enfants à la naissance, tous les témoignages concordaient et nous ne pûmes les convaincre de l'inhumanité de ceci. Il disaient que c'était bien (miti) [maita'i] et la coutume de l'île ; ce fut pareil pour l'horrible pratique d'offrir leurs compatriotes en sacrifice à diverses occasions.
Trois ou quatre de ces oblations furent faites à leurs dieux pendant notre escale mais aucun de nous n'assista à ces événements. On dit que ce sont les plus inutiles dans la société qui sont choisis et, même si la coutume est horrible en raison de l'ignorance et de la superstition, une certaine consideration et humanité sont montrées dans la façon dont ils meurent car ils sont tués discrètement d'un coup sur la tête sans en avoir ressenti la moindre appréhension. Le corps d'un de ces pauvres hères récemment assassiné me fut montré. Il était dans un long panier fait de feuilles de cocotier, dont la forme ressemblait à un hamac, et était suspendu, à la manière d'un hamac également, à la branche latérale d'un arbre mais à un bon mille de tout morai ou lieu de d'observance religieuse.
Le 7. Un message arriva de Tupira nous informant que si le capitaine Bligh voulait envoyer chercher l'argent de la Matilda, il serait rendu. Par conséquent, M. Norris et quelques membres de son équipage se rendirent à Whapiano avec pour consigne de d'abord obtenir l'argent et d'ensuite demander les armes. Le messager nous apprit que Tupira s'était retiré dans les montagnes de Whapiano car Whidooah avait essayé de se saisir de lui.
Le 8. Pendant que je dînais dans le carré, un naturel saisit l'occasion de voler mes draps par le sabord. Mideedee, qui se trouvait sur le pont, en remarquant une pirogue en train de regagner la terre à une vitesse inhabituelle, se douta que quelque chose n'allait pas ; il partit à sa poursuite et la doubla au moment où elle arrivait à la plage. Le voleur lui proposa de partager le butin mais ce bon insulaire se montra incorruptible et comme il était le plus fort, il nous ramena les draps.
Le 9. M. Norris revint avec la majeure partie de l'argent. Tupira lui avait dit que le reste était très loin en la possession d'une autre personne.
Ils avaient trouvé ce chef tenace très haut dans la montagne de Whapiano, entouré d'une centaine de ses fidèles compatriotes de Matavai. C'était vain, dit-il, d'espérer les fusils car il ne les rendrait qu'au prix de sa vie ; il répéta, comme il l'avait déjà fait, qu'en cas d'attaque il battrait en retraite jusqu'à une passe étroite dans la montagne qu'il défendrait tant qu'il aurait des munitions. Il réprouva en termes méprisants la conduite pusillanime de son frère qui l'avait déserté et qui se trouvait à Matavai avec les femmes de sa famille qui, malgré la querelle, n'avaient pas été molestées par les gens d'Oparrey. Il paraissait qu'un des membres du parti de Tupira avait déserté traîtreusement, en informant Whidooah de sa retraite et celui-ci, sous couvert d'une nuit sombre, fit la tentative manquée dont nous avant déjà parlé. Il gardait tout le temps ses cinq « jeux d'armes à feu » sous son lit, c'est-à-dire sa natte de couchage.
Le 10. Tôt le matin, je fus réveillé par ma tayo qui, selon sa promesse, m'avait apporté une natte de guerre (tawmey). L'après-midi, Pomaurey sollicita l'autorisation de faire une sieste sur mon lit. Il avait déjà joui de ce privilège une fois mais malheureusement il avait laissé derrière lui deux de ses serviteurs que l'homme qui fit mon lit (les officiers du Providence n'avaient pas de domestiques attitrés pour ne pas réduire l'équipage) trouva marchant solennellement  sur l'oreiller et, pour utiliser sa propre expression, il jura qu'ils provenaient de la tête de sa majesté à cause de « leur couleur ». Le capitaine Bligh, bien qu'il fût un vrai ami des chefs, les tenait tellement bien qu'ils ne prenaient jamais de libertés avec lui, ce qui lui permettait de jouir d'un certain degré d'intimité. Malgré les multiples dangers, je ne pouvais refuser à Pomaurey la faveur qu'il demandait.
Tellement étaient grandes les craintes d'une demoiselle tremblante et sauvage au moment où le soleil descendait au loin derrière les montagnes et que l'heure de la reddition approchait, que, incapable d'assumer le combat, elle sauta dans l'élément salé et gagna la plaine, toujours pourvue de ce que, à bord, on l'encourageait à perdre. Vos propres amis, ma chère fille, avaient fait un contrat avec un eree no pretaney (un chef anglais) à vos dépens. Si vous étiez venue librement et sans contrainte, comme beaucoup d'autres qui recherchèrent le Providence pour les belles parures anglaises, j'aurais peut-être compati avec la déception de celui qui avec une envie libidineuse convoîtait vos charmes toujours intacts.
Le 11. A ce moment-là, Orepaia et d'autres chefs se préparaient à faire une expédition à Paparra [Papara] dans la partie sud-ouest de l'île. Les chefs de ce district possédaient quelques armes à feu et Orepaia allait essayer de les obtenir par ruse, en s'y rendant chargé de présents pour que l'on ne soupçonne pas ces intentions. Il ne cacha pas ceci à ses amis anglais, n'attachant aucun déshonneur à cette façon de procéder.
Le tambour fut puni ce jour-là, en prèsence de plusieurs habitants de l'île, pour avoir oublié dans ses amours qu'il était soigné par notre compagnon d’ordinaire, le médecin. Le batteur de parchemin croyait peut-être que se venger n'était pas un crime et que, comme les belles Otahitiennes lui avaient laissé un souvenir cuisant, il avait le droit de le rendre dans la même monnaie. Mais qu'il ait raisonné ainsi ou pas, la douzaine de coups qu'il reçut étaient infligés à juste titre et comme il le fallait. Avec la tendresse qui leur était innée, les naturels avaient pitié de sa souffrance mais reconnaissaient qu'il méritait la punition.
Le soir, il y avait plus de monde que d'habitude au heeva. Parmi les coutumes étranges de ce pays, on peut citer celle qui consiste à souvent changer les noms des choses et des personnes ; ceci a créé une grande confusion dans les descriptions de ce peuple faites à différentes époques.
A ce moment-là, les danses (heeva) s'appelaient hoopaowpa [hupahupa], car une personne de conséquence avait pris l'ancien nom. Orepaia avait changé de nom pour s'appeler Aboobo  (demain). Le roi-régent, Pomaurey, lorsque le capitaine Bligh fit escale à l'île en 1789 à bord du Bounty, portait le nom de Tinah [Tina] et à une période antérieure celui d'Otoo. Ici, nous pouvons observer que la gravure faite pendant le second voyage du capitaine Cook lui est très ressemblante quand bien même le passage du temps aurait pu altérer ses traits. Jusqu'à maintenant le jeune roi a seulement été appelé Otoo, l'ancien nom de son père. Lors de visites à l'île dans l'avenir, il est probable que nous le trouverons changé. En 1773, son grand-père, Otow, s'appelait E-Happai.
Ma plume est souvent obligée de traiter de sujets que la pureté de celui qui la guide préférerait éviter mais ce serait vous cacher quelques simples faits fort révélateurs des mœurs  de ces insulaires. Parmi d'autres bonnes choses dont nous avions besoin pour le voyage de retour figuraient des chevreaux. Il fallut un peu d'assistance de la part de ceux qui étaient à terre car nos chèvres vivaient dans un état de célibat. Si une foule de belles Otahitiennes ne se sont pas retirées de la consommation de leurs noces, il ne faut pas les accuser d'indélicatesse mais mettre ce fait sur le compte de l'habitude. On a appris à la jeune fille anglaise de fermer les yeux devant ces scènes, la peery peery (vierge) [piri piri/poti'i api?] sans instruction de cette île les regarde avec indifférence. Mais, si ceci, qui sans doute lui a été caché aussi, lui est familier, elle ne doit son savoir qu'à la simple nature. Ce qui s'acquiert sous la couverture générale de l'art et du prétendu mystère, n'appartient pas à l'Otahitien.
L'alizé soufflait frais à l'extérieur du Dolphin Reef, bien que le temps restât calme toute la journée dans la baie de Matavai. Le départ des chefs pour Paparra nous soulagea grandement ; il est vrai que leur comportement fut des plus gais et des plus agréables mais ils étaient si nombreux constamment à bord du navire qu'ils nous laissaient peu de repos.
Le matin, une femme monta à bord avec son enfant dont le malheureux père fut un mutiné du Bounty et avait été pris par le capitaine Edwards de la Pandora avec beaucoup d'autres il y a environ un an. Il y avait trois ou quatre enfants de ce genre sur l'île, en plus d'un appartenant à Brown, un homme laissé par le capitaine Cox du brick, Mercury, en 17.. Il semble que Brown ait quitté O'tahytey à bord de la Pandora.
La mère de l'enfant était consciente du sort qui attendait le malheureux mutiné mais n'exprimait pas beaucoup de peine à  cette occasion, la réflexion sérieuse ayant si peu de prise sur leur disposition insouciante. L'Otahitien peut être tendrement affecté pendant un court moment, mais il semblerait qu'aucune circonstance ne soit capable de laisser une impression durable sur son esprit.
Comme les enfants des mutinés ont été mentionnés, on se demande tout naturellement par la suite pourquoi, après les nombreuses escales sur l'île, on ne voit pas davantage d'enfants avec du sang européen. Il est certes un fait que jusqu'à récemment pas un seul exemple n'avait été relevé depuis l'époque de messieurs Wallis et Bougainville en 1767 et 1768. Les pères des enfants amenés au Providence avaient vécu plus de douze mois sur l'île et s'étaient liés individuellement avec les mères, ce qui explique peut-être la naissance des enfants; pourtant, nous n'avons, je crois, recueilli aucune preuve que les femmes, dans quelque circonstance que ce soit, utilisent des moyens pour provoquer des avortements.  On sait que les membres de la société eareoye suppriment leurs enfants à la naissance sans en subir le moindre reproche ni blâme. Ceci a pu être le cas pour les enfants des visiteurs de passage car les mères pensaient qu'ils seraient sans père le jour où le navire auquel appartenait le père appareillerait ; par contre, les femmes qui avaient établi des relations avec les mutinés du Bounty, ne réfléchissaient probablement pas de la sorte. Et même, si les mères avaient ressenti la moindre envie de supprimer les enfants de ces derniers, aucun père européen – il faut le croire – n'y aurait consenti.
Le soir, en se rendant à une petite île à l'est, en forme de caye, nous y trouvâmes un vaste nombre de naturels en train de ramasser des oursins et divers coquillages pour les manger.
Comme nous avions à bord les gravures du voyage du capitaine Cook, elles furent montrées à Pomaurey mais la seule chose qui l'intéressait fut les morses sur la côte de Kamshatchka [Kamtchatka]. Quelques jours auparavant, il avait vu des articles curieux que l'on ne pouvait acheter que sur le marché chinois ; il ne fut pas satisfait jusqu'à ce que sa plus jeune femme, Whyhereddy, fût autorisée à les examiner aussi, ce qui, afin de mettre fin à ses demandes incessantes, fut accordé.

Vers minuit, nous fûmes dérangés par un bruit dans l'eau, produit par un naturel qui avait volé les draps qui se trouvaient sur Bond, notre lieutenant en premier. Deux coups de fusil furent tirés au-dessus de sa tête, dans l'espoir qu'il reviendrait, mais telles étaient son entreprise et son activité dans l'eau, qu'il parvint à s'échapper malgré qu'il fût poursuivi par trois bateaux.
   Un naturel qui avait été pénible et avait jeté des pierres sur le détachement de l'aiguade fut puni de trois douzaines de coups de fouet avec l'entière approbation des chefs. Il sembla ne prêter guère d'attention ni à la douleur ni à la honte de la punition.
   De grosses quantités de carangues furent prises dans la senne ; certaines pesaient plus de vingt livres. La partie sud de la baie s'avéra la plus fructueuse pour la pêche, vers l'est des pointes de Tarra (ou One Tree Hill), surtout après la pluie.
Le 20. A cause de l'insulte faite quelques jours auparavant, le matin je fus envoyé avec le bateau qui partait faire de l'eau, une fonction qui avait été remplie jusqu'alors par un second maître. Les naturels étaient parfaitement courtois et pacifiques. En raison d'une forte pluie qui était tombée récemment, la rivière de Matavai était sortie de son lit et la mer avait traversé l'isthme sablonneux qui la séparait de la partie orientale de la baie, large de moins de soixante pieds, rendant l'eau saumâtre au point d'eau habituel, ce qui nous obligeait à remonter la rivière avec nos barriques.
   Edeea revint de l'expédition à Paparra avec le présent habituel d'une quantité d'étoffe. La majeure partie des chefs y était restée, dans l'espoir d'obtenir des armes à feu.
   L'approvisionnement en cochons était très limité si bien que nous dûmes aller en acheter à Oparrey pour notre consommation quotidienne, une hachette étant demandée pour une bête moyenne. Pourtant l'île en regorgeait. 

 

Chapitre 6

                                                 
Visite du morai à Oparrey – Curiosités – Corps de Mow-oroah [Maua roa?] – Maisons de différentes sortes – Ciseaux – Figures sculptées, eteeMorai – Transparence de la mer – Visite à Whapiano, une pirogue de guerre – Le petit déjeuner de Tai AivaTupira dîne avec nous chez WhidooahEdeea délaissée par son mari PomaureyPomaurey fort enivré – Whyhereddy s'amuse sous la pluie – Cérémonie douloureuse – Mideedee – L'anniversaire de notre roi – Ballons en papier – Excursion à Tetaha [Tautira]– Canards sauvages perchés dans les arbres – Oiseaux – Pomaurey n'est pas un guerrier – Pénurie de fruits à pain – Noix de coco – Deuxième excursion à Tetaha - Peau squameuse à cause du yava – L'île de Tetheroa – L'aiguade commencée – Articles provenant du naufrage de la Matilda – Plants embarqués – Peine des naturels – Le détachement du poste embarque - Amarres larguées – Envahi de naturels – Ancre levée – Les chefs dorment à bord – Séparation – Départ de l'île.

Le 21. Harwood eut la gentillesse de m'accompagner pour visiter le morai d'Oparrey. Nos poches étaient remplies de différents articles à échanger contre tout objet curieux que nous trouverions. La nouvelle ne tarda pas à courir toute la plaine que deux eree du navire étaient à la recherche de curiosités. Les naturels se moquaient toujours de l'avidité avec laquelle nous composions de telles collections et pour montrer leur dédain, l'un d'eux apporta une pierre, un autre une plume et ainsi de suite ; ils étaient ravis des tours qu'ils nous jouaient. Il y en avait un qui était vraiment un escroc émérite. J'avais marchandé pour acheter quatre des jolies petites perruches appelées veney [vini] et je promis de passer les prendre au retour. Environ une heure plus tard, il revint en regrettant que deux d'entre elles s'étaient échappées de la cage. Comme je ne mis pas en doute sa véracité, il en reçut la totalité du prix ; à peine l'avait-il reçue qu'un garçon en apporta deux autres et les vendit ; mais nous comprîmes rapidement, par les regards autour de nous, que tout ceci était un complot pour se faire payer le double pour les oiseaux.
Sachant qu'il était dans le voisinage, nous rendîmes visite au corps exposé du défunt chef Mow-oroah. On nous apprit qu'il était mort depuis environ quatre lunes et que, chaque soir, le corps était mis sous un abri. Le corps était en position assise, sur une plate-forme haute d'environ quatre pieds, mais différentes des autres toopapow ordinaires. Mis à part une bande d'étoffe blanche autour de la taille et une autre autour des tempes, le corps était nu. Il était davantage tatoué que tous ceux que j'avais vus sur l'île, les jambes et les cuisses étant marqueés de sorte qu'il ne restait plus de peau de sa couleur naturelle. Les bras portaient des bandes circulaires de l'épaule jusqu'au poignet et sous le sein gauche se trouvait la large marque de la société eareoye. La plate-forme était ornée d'une quantité d'étoffe aux rayures blanches et rouges ; à l'arrière, il y avait une balustrade recouverte de la même étoffe qui empêchait le corps de tomber. Tout ceci, ainsi que l'abri, se trouvaient dans un enclos entouré d'une palissade de bambous qui mesurait environ dix-huit pieds sur six, partiellement ouverte sur un côté pour permettre à ceux qui s'occupait du corps d'entrer. Ce fut le seul corps que je vis exposé de cette manière. Il y avait plusieurs toopapow inférieurs dans les alentours et il ne semblait pas que des endroits particuliers leur fussent réservés, ce qui est d'autant plus remarquable chez un peuple qui est si propre car la puanteur qui s'en dégage est fort désagréable. Pourtant il y avait des maisons habitées tout près de beaucoup d'entre eux sans que l'on ressentît de la gêne ou craignît des maladies que la putridité de l'air autour pouvait générer. Il est de coutume, lorsqu'un corps est ainsi exposé, de d'abord retirer les intestins. Mow-oroah était apparenté à la famille royale. Sa veuve, Mereea vivait encore.
Non loin de ce lieu, s'élevaient les piliers d'une maison dont le toit avait été enlevé. La construction de ces supports avait dû demander beaucoup de travail et nous fûmes contents de voir que le propriétaire les avait soigneusement recouverts de grosses nattes pour éviter qu'ils ne pourrissent.
Les maisons sont de différentes sortes ; certaines sont fermées tout autour à partir de l'avant-toit avec des bambous et ont une porte sur un côté. D'autres sont laissées entièrement ouvertes, soutenues par trois rangées de piliers comme la longue mentionnée précédemment. La feuille du wharra, une espèce de palmier nain, est utilisée en général pour la couverture du toit, car elle est très résistante. Aucune n'a de plancher mais celles des chefs ont généralement un tapis d'herbe coupée, répandue régulièrement est remplacée au fur et à mesure qu'elle pourrit. Le mobilier consiste en une natte de couchage, un petit oreiller en bois pour la tête et parfois un plus grand de la même forme pour s'asseoir. Ceux-ci sont très proprement faits, principalement dans un bois dur de la couleur de l'acajou et, avant l'introduction d'outils européens, leur fabrication devait être une tâche qui demandait beaucoup de temps et de travail, car les pieds sont sculptés dans un seul bloc.
L'eau est conservée dans des gourdes, et des coques de noix de coco sont utilisées pour boire. Hormis quelques ustensiles de cuisine, on ne voit pas grand-chose d'autre dans un manoir tahitien.  Tout ceci est toujours très bien rangé et propre; en effet, il y avait peu de personnes autour de Matavai et d'Oparrey qui n'avaient pas de boîtes ou de coffres européens où garder leurs objets de valeur. Tout ce qui est étranger est tenu dans une certaine estime. On vous a dit que le vieux Hamminaminhay (le grand-prêtre) possédait un volume des Statutes at Large et je crois que rien n'aurait pu le convaincre de s'en séparer ; il gardait même le livre caché de peur qu'on ne le lui volât.
Les ciseaux étaient très prisés ; les naturels s'amusaient sans cesse entre eux à se couper les cheveux en des formes diverses. Certaines femmes savaient se servir d'une aiguille et elles avaient tellement de linge qu'il existait une grosse demande pour du savon. On disait qu'un de nos seconds maîtres, un type aimable et sympathique, avait été si généreux envers ses amies que, au départ du navire, il ne lui restait plus que trois simples chemises sur les trois douzaines qu'il possédait auparavant. Parler du savon me rappelle que nous avions tous des lavandières dont les factures étaient payées en grains de verre, en gros clous à large tête et en d'autres articles. En plus des maisons déjà mentionnées, il y en a des portables, à peine assez grandes pour contenir deux personnes, qu'ils embarquent à bord des pirogues doubles ;  le jeune Otoo en avait fait monter une sur pilotis dans l'eau, à quelque distance de la plage dans le havre d'Oparrey.
Pendant notre marche, nous vîmes plusieurs des figures sculptées appelées etee [ti'i]. La plus remarquable, composée de seize figures, mesurait environ vingt pieds de haut, la base qui était de sexe féminin en faisait environ trois; les autres allaient en diminuant selon la taille de l'arbre. Elles sont sculptées sans que l'arbre soit abattu et cela doit être une entreprise fastidieuse. Des etee furent observés dans différentes parties de l'île, aussi bien loin que près des morai et des toopapow ; la distorsion de la bouche semblait imiter celle faite en dansant le heeva et, sur certaines figures mâles, la marque distinctive du sexe était ridiculement évidente, ce qui faisait beaucoup glousser quelques demoiselles tahitiennes qui ne reculaient pas devant leur dieu des jardins.
A notre approche du morai, la brise d'est nous apporta le parfum peu odorant de nombreux cochons qui avaient été sacrifiés en tant qu'oblation à la divinité. Ceux-ci se trouvaient sur une plate-forme longue d'environ quarante pieds, soutenue par trois rangées de piliers hauts de huit pieds ; de chaque coté, de longs joncs descendaient presque jusqu'au sol. A proximité de la plate-forme, il y avait deux tables dont une portait un seul cochon. Sur la plate-forme, il y en avait une quinzaine. Le morai consistait en un pavage d'environ un pied de haut, de soixante-quatre de long et quarante-deux de large ; une extrémité était surélevée de quatre ou cinq pieds comme deux marches et cette partie était ornée de figures sculptées en bois, certaines représentant des danseurs du heeva, des oiseaux et des lézards. Quelques pierres dressées étaient fichées dans différents endroits du pavage ; elles étaient hautes de trois ou quatre pieds et au milieu d'elles poussaient des cocotiers et des arbres à pain. Un crâne humain et celui d'un cochon étaient suspendus à certaines figures sculptées près du morai et l'on nous apporta un autre crâne qui, selon nos guides, était conservé avec grand soin dans ce lieu, étant celui de Thompson, l'un des mutinés du Bounty.
Un coffret pour l'eotooa, presque le même que celui vu sur la pirogue d'Otoo, se trouvait à proximité, sur une plate-forme soutenue par neuf piliers. Près de celui-ci, s'élevait une maison inhabitée, mais nous ne parvîmes pas à apprendre à quoi elle servait.
En plus du pavage déjà mentionné, il y avait à la pointe est du port d'Oparrey, à moins de cent mètres, un gros amoncellement de pierres de la forme d'une base de pyramide, empilées régulièrement en quatre étages. Ici se dressaient un grand nombre de figures sculptées en bois, semblables à celles sur le pavage et le toa poussait en abondance parmi les roches coralliennes bien que ses racines fussent baignées par l'océan. Le côté au vent de cette pointe corallienne saillante était protégé par un mur derrière lequel se trouvaient plusieurs squelettes humains gisant dans différents sens. Mais je vous fatigue avec des descriptions, peut-être plus ennuyeuses que claires, et je vous renvoie donc aux tentatives de mon crayon.
Une dispute avait éclaté à Matavai et, sur le chemin de retour, nous trouvâmes deux naturels en train de se battre. L'homme le plus faible empoignait fermement les cheveux de l'autre et il fut impossible de le faire lâcher prise de tout le conflit. Des coups de pied et tout autre moyen étaient utilisés et l'un donnait tellement de preuves à l'autre de combien ses dents étaient aiguisées et fortes que le sang jaillisait à flots. Le combat ne dura pas longtemps mais le blessé arracha une poignée de cheveux de la tête de son adversaire avant de céder. Les femmes des combattants pleuraient et se lamentaient amèrement en pousant de forts cris pendant tout ce temps.
Le 22. A l'exception d'Otoo, d'Orepaia et de Hamminaminhay, tout le groupe revint de Paparra, sans avoir réussi dans leur stratagème pour récuperer les armes.
Le détachement chargé de l'aiguade ne fut pas ennuyé du tout ce jour-là. Parmi les naturels autour de nous, il y avait l'homme qui avait été récemment puni, qui montrait les marques de sa correction à ses compagnons, avec humour même.
Le 23. Parmi nos visiteurs figuraient la vieille Mereea, la veuve du chef défunt dont le corps était exposé à Oparrey, et de nombreuses autres femmes. Ma cabine était rapidement bondée; j'y distribuai des grains de verres à beaucoup d'entre elles. Edeea fut fort contente lorsque je lui offris un présent d'étoffe anglaise et elle me promit beaucoup en retour.
Comme Pomaurey, avec d'autres chefs, devait passer par One Tree Hill le soir et qu'il ferait très sombre, ils avaient dépêché en avant leurs towtow pour préparer des feux à différents endroits sur la route ; ceux-ci s'étaient répandus à de nombreux hauts roseaux, illuminant de façon éclatante toute la baie. Ce fut le seul cas pendant notre escale où les chefs furent ainsi aidés dans leurs déplacements; en effet, ils voyagent rarement de nuit et il est exceptionnel de voir un Otahitien hors de chez lui après la tombée du jour.

Le 24.   Nous fûmes de nouveau dérangés la nuit par un voleur près du navire mais, malgré le détachement à terre posté le long de la plage et les bateaux qui le poursuivirent, il se démena tellement dans l'eau qu'il parvînt à s'échapper. Ils sont habitués si jeunes à cet élément et restent si longtemps sous la surface que nos poursuites à ces moments étaient toujours difficiles et souvent vaines. Quand ils sont juste à portée de main, ils plongent et il est impossible de savoir dans quelle direction ils vont refaire surface. Vous avez probablement fait la chasse aux grèbes et aux plongeons dans des « eaux américaines », ou plutôt tiré sur eux ; si c'est le cas, vous avez une idée passable de ce que c'est qu'un Otahitien dans la mer.

   De la passerelle du Providence, j'ai souvent vu des enfants de huit ou neuf ans sauter dans la mer pour y chercher des grains de verre à quinze ou vingts pieds de profondeur, sans quasiment jamais manquer de remonter à la surface sans la récompense de leurs efforts. Ils doivent voir étonnamment bien sous l'eau car lorsque de tout petits grains de verres y étaient jetés et éparpillés sur plusieurs mètres, après en avoir pris certains, ils retournaient avec la même réussite vers d'autres qui se trouvaient dans une autre direction. Sans doute le fait que la mer dans ces îles est tellement translucides (ceci est en effet le cas dans la plupart des latitudes tropicales) les aide-t-il beaucoup à y distinguer des objets.
En parlant de l'agilité de ce peuple dans l'eau, il est impossible de ne pas faire de remarque sur combien le simple apprentissage de la natation est peu cultivé dans notre propre pays. Cette capacité est particulièrement utile aux marins et aux soldats et devrait être encouragée par tous les moyens. Mais, même parmi les premiers qui, pourrait-on dire, vivent sur l'eau, la proportion de ceux qui savent nager est très faible.
Le 26. Le matin, Guthrie et moi-même quittâmes le poste pour nous rendre à Whapiano afin d'examiner une pirogue de guerre que Pomaurey avait beaucoup louée. Comme d'habitude lors de nos promenades, plusieurs naturels se joignirent à nous et ce fut difficile d'empêcher notre groupe de devenir trop important.
L'on nous indiqua un endroit où avait eu lieu une des récentes batailles ; sur beaucoup d'arbres on voyait de profondes marques faites par les pierres lancées avec des frondes. Ces armes, aux mains d'un peuple résolu, occasionnaient de tristes dégâts. Les Otahitiens s'en servent avec une grande habileté mais leur timidité, qui semble excessive, les empêche de guerroyer férocement.
En chemin, nous nous arrêtâmes chez Whidooah qui donna instantanément l'ordre de préparer un cochon pour le four. Tai Aiva, sa femme, était en train de prendre un petit déjeuner de poisson à peine chauffé, comme c'est la coutume dans l'île, toute seule dans un petit abri à environ cinquante mètres de la maison.
Whidooah, le frère cadet d'Orepaia, paraissait avoir dans les vingt-sept ans. Il avait un beau visage et une silhouette élégante ; les deux avaient beaucoup souffert d'une utilisation immodérée du yava. En tant que guerrier, il était considéré comme le meilleur de l'île et il avait tué Maheeny [Mahine], un chef de Moreea.  Il est vrai que la manière dont celui-ci est mort ne faisait rejaillir aucun héroïsme sur le vainqueur, car plusieurs towtow l'avaient tenu pendant que Whidooah lui fracassait la tête avec une pierre.  Pourtant l'état semblait avoir grande confiance dans ce prince mais il paraissait un jouisseur fini et, d'après ce l'on nous raconta, ses plaisirs étaient tellement variés qu'il était difficile de croire qu'ils étaient vrais à O'tahytey.
Il faisait partie du petit nombre qui était jaloux de la conduite de leur femme. Tai Aiva était considérée comme la belle de l'île, aussi bien par les Anglais que par ses propres compatriotes, et les tentations de l'attirer hors « du droit chemin » étaient diverses et souvent répétées, mais en vain. Irritée ou imperturbable, elle demeura la même beauté froide et dédaigneuse. Si Tai Aiva avait été plus accommodante, la garde-robe de bien un chef anglais aurait été épuisée et cette île bienheureuse beaucoup plus riche en différentes sortes d'étoffes étrangères. Son propre sexe ne lui accordait pas beaucoup de mérite, attribuant ce refus ferme exclusivement à sa crainte d'offenser son seigneur ; de naissance, elle lui était très inférieure. En ceci, elle avait sûrement un certain mérite. Mais adoucissons la culpabilité de celles dont le mari et la famille ont plus encouragé que réprimé une conduite plus complaisante.
Nous franchîmes plusieurs fois la Whapiano, portés sur les épaules des naturels comme d'habitude, avant d'atteindre l'abri sous lequel on construisait la pirogue. Ses dimensions étaient les suivantes :
Longueur maximale  70 pieds
Largeur maximale à environ le tiers de l'arrière  3, 75

   Hauteur à l'arrière  17

   Hauteur à l'avant    11,75
Comme les pirogues ordinaires, elle se composait d'un certain nombre de pièces cousues ensemble, les joints étant recouverts d'une substance assez semblable à la poix. A l'arrière et à l'avant, il y avait une grossière figure humaine. Elle était faite de sept courbes ou morceaux taillés dans une seule pièce de bois. Sur les flancs, à l'avant et à l'arrière, il y avait des figures sculptées de tortues et de lézards et sur l'avant était posé un efarrey no eotooa [fare no atua], le coffret en bois, déjà mentionné, qui abrite la divinité. Il lui sert aussi d'endroit pour dormir. Je ne vis aucune pirogue ornée pour une occasion religieuse sans un effarrey no eotooa  fixé dessus.
Dans un abri tout près, se trouvait une sculpture longue de vingt pieds qui devait orner l'arrière et un casque conique en bambou, décoré de plumes de coq, porté à l'occasion par le prêtre. La pirogue se trouvait à plus d'un quart de mille de la Whapiano ; pourtant, une fois terminée, elle devait y être transportée à l'aide de bâtons que des hommes porteraient sur les épaules. Nous apprîmes qu'elle était petite en comparaison avec certaines dans les îles de la Société. Mahu [Mahau?] nous dit qu'il en avait une à Orieteeah qui avait besoin de plusieurs hommes pour la diriger. Celle-ci en chantier et une autre, plus petite, à Oparrey furent les seules dont nous entendîmes parler à proximité du navire. Que l'état de la marine otahitienne étaient différente à l'époque où le capitaine Cook décrit l'armement à Oparrey en 17...
Lorsque Tupira, qui se trouvait dans son bastion un peu plus haut sur la rivière, apprit que nous étions dans les environs, il ne tarda pas à nous rendre visite et, chose qui nous sembla assez inexplicable, il nous escorta chez son ennemi, Whidooah. Les deux chefs s'ignorèrent mais cette froideur n'empêcha pas Tupira de nous aider à faire disparaître le cochon de son adversaire en mangeant de bon appétit, tout en nous informant que la majeure partie du mobilier que nous utilisions lui avait été prise pendant la récente attaque. Nous ne pouvions qu'imaginer que notre présence servait de protection à Tupira. Pourtant, Whidooah aurait pu le faire prisonnier lorsqu'il revint après nous avoir accompagnés sur la moitié du chemin de Matavai, s'il l'avait voulu.
Le cochon fut servi entier avec des fruits à pain et des plantains cuits au four. Notre boisson fut du lait de coco et la sauce pour notre viande de l'eau de mer. L'ayant souvent utilisée pour remplacer le sel, je la trouvai tout aussi bonne, tellement nos préjugés sont faciles à surmonter.
Pahraihea, un chef de Whapiano, se comporta avec beaucoup de gentillesse, insistant pour ne pas nous laisser retourner au navire sans un cochon vivant, et notre ami Tupira chargea nos serviteurs de différents fruits.
Le 27. Orepaia revint ce jour-là de son expédition infructueuse à Paparra. Pomaurey et ses femmes dînèrent à bord ; pendant le repas, un messager arriva d'un district à l'est avec une invitation de son chef pour le capitaine Bligh. En signe d'amitié, il apportait la branche d'un certain arbre, au bout de laquelle le capitaine attacha une plume rouge en guise d'acceptation.
Les sentiments d'Edeea furent mis à l'épreuve au dîner lorsque notre commandant exprima sa surprise qu'elle pensât si peu à la maladie d'un de ses enfants laissé à Paparra. Pendant quelques minutes, elle pleura amèrement, manifestant tous les symptômes d'une peine sincère, puis en séchant ses larmes, elle se mit bientôt à rire et la pensée de son enfant ne troubla plus  sa disposition insouciante. La même chose s'était passée avec Whyhereddy quelques jours auparavant quand un de ses towtow préférés l'avait offensée. Ses larmes coulaient abondamment puis, presqu'en même temps, elle s'ébattait dans la cabine comme un garçon manqué. La partialité entichée de Pomaurey pour cette femme stupide était aussi extraordinaire que son manque total d'intérêt pour la pauvre Edeea. On ne pouvait que l'attribuer à une envie de variété ou au fait qu'elle était de plusieurs années plus jeunes car tout dans ses manières et dans son caractère était inférieur. Que penserions-nous en Angleterre, aussi empreinte d'indifférence que semblent être notre attitude par rapport à ce sujet, de deux sœurs qui vivraient sous le même toit avec un homme dans l'harmonie la plus cordiale, l'aînée entièrement répudiée pour les charmes à peine mûrs de la cadette? Et cette sœur délaissée savait même parfaitement à quel point la favorite était infidèle au lit de leur seigneur. Mais elle le lui cachait avec une indifférence des plus compréhensives. Ceci démontre une nonchalance encore plus grande que celle dont on entend parler chez nos ennemis philosophes qui composent la « grande nation » ; que Dieu garde notre petite île des mœurs de celle-ci! Nous n'en voulons pas.
L'après-midi, le roi-régent avait bu une dose si excessive de yava, en plus du vin du capitaine, qu'il devint totalement impossible à contrôler ; il fallut plusieurs hommes pour le maîtriser. Il manifesta tous les symptomes d'une violente crise d'épilepsie.
Il plut extrêmement fort pendant une partie de la journée mais lorsque le temps se leva, un vif rayon de soleil créa un des paysages les plus beaux que l'on puisse imaginer, chaque montagne et chaque arbre ayant été ravivés par les averses.
Les Otahitiens perdent rarement une occasion de se baigner dans l'eau douce. En plein milieu de la pluie, Whyhereddy surprit nos frêles nerfs en sortant subitement de la cabine entièrement nue. Elle était une vilaine coquine et nous aurions tous été bien plus contents si cela avait été Tai Aiva ou Warrianow. Une fois trempée jusqu'aux os et ayant joué de nombreux tours et fait de nombreuses cabrioles athlétiques devant une assemblée qui, bien sûr, augmenta en pareille occasion, elle disparut tout aussi subitement pour se rhabiller dans la cabine, mais non sans nous laisser admiratifs et étonnés devant l'ingéniosité avec laquelle elle déployait ses membres souples et magnifiquement formés ; ceci apparaissait fortuit et naturel mais ne laissait presque rien voir de ce qu'elle voulait cacher.
Edeea prit congé de nous pour quelques jours, ayant reçu la nouvelle de la mort de son enfant sur le chemin entre Paparra et Oparrey. Sur le moment, elle ne sembla guère affectée mais certains officiers la virent plus tard à Oparrey dans toute la « parodie du chagrin ». Elle faisait des préparatifs pour la douloureuse cérémonie lorsque le groupe d'officiers la rencontra. Elle souriait en montrant une dent de requin enveloppée dans un morceau d'étoffe, laissant apparaître la pointe acérée. Quand arriva finalement le moment des lamentations, elle se mit à se blesser à la tête et continua avec le sang qui coulait abondamment autour d'elle. Le temps du chagrin terminé, elle reprit sa bonne humeur habituelle.
Le 29. Une réponse du pauvre Mideedee au capitaine Bligh pendant le dîner lui valut beaucoup de mérite. Le capitaine lui reprochait doucement quelque chose qu'il avait manqué de faire. Il s'excusa en prétextant qu'il l'avait oublié. Et comment cela se fait-il Mideedee?  Ayma whitey [Aita i papu ia'u?] (je ne sais pas) dit-il au commandant, ni comment vous avez pu oublier les fusées que vous nous aviez promises. La riposte de Mideedee était si juste que le capitaine Bligh lui assura qu'il aurait bientôt les feux d'artifice.
Le 4 juin. En l'honneur de l'anniversaire de notre maître royal, les deux vaisseaux furent parés de drapeaux et tous, nous apparûmes plus majestueux que d'habitude dans nos beaux habits.  Des salves furent tirées à bord des navires comme au poste et une grande foule de naturels assista à la canonnade dont ils furent fort contents. Cette loyauté, alors que nous nous trouvions si loin de notre île natale, nous valut l'approbation inconditionnelle de ces bons gens et ils y prirent part très cordialement en tant qu'alliés.
Accompagné de plusieurs chefs, je pris le dîner d'anniversaire à notre poste avec mon précieux nouvel ami ; toute la famille royale, hormis le joyeux et jovial Whidooah, fut les hôtes du capitaine à bord. Whidooah devint rapidement enthousiaste et loua bruyamment le Eree dahy no pretaney Keen Yore (le roi Georges) et notre pays, mais il finit par s'abandonner à l'influence de notre vin de Ténérife et tomba dans les bras de Morphée et de Bacchus.  La journée se passa dans la bonne humeur et lorsque nous fîmes une comparaison entre l'Europe civilisée et cette île bienheureuse, la balance ne pencha pas beaucoup en faveur de la première.
Le soir, pour faire plaisir aux naturels, il y eut une démonstration de différents feux d'artifice, ainsi que de deux ballons en papier qui avaient été préparés pour l'occasion. L'un d'eux réussit au-delà de mes espérances et prit la direction de Moreea sans qu'on le perdît de vue pendant presqu'un quart d'heure. Ces ballons étaient les premiers (je le crois) montrés sur l'île et je dois admettre que j'étais quelque peu vexé que les naturels n'eussent pas exprimé plus de surprise et de satisfaction ; les fusées leur firent bien plus plaisir. Peut-être, comme il n'y avait pas de papeterie sur l'île, j'étais mécontent de ne pas pouvoir obtenir une nouvelle provision de papier argenté. Il y avait d'autres fusées en réserve.
Le 6. Tôt le matin, le capitaine Bligh me dépêcha à Tetaha, un district à sept ou huit milles à l'ouest du navire, pour obtenir des vivres car l'approvisionnement, surtout en fruits à pain, avait considérablement diminué. Je débarquai d'abord à la pointe Vénus, avant le lever du jour, pour prendre Pomaurey qui devait m'accompagner et user de son influence dans le district. Sa Majesté ne trouvait pas convenable d'embarquer sans avoir préablablement pris son petit déjeuner, qui consista en environ trois livres de poisson rôti, et ce ne fut pas sans difficulté non plus que je le persuadai de quitter la fausse Whyhereddy. La pauvre Edeea délaissée se prélassait sur une couche à proximité.
Il fut très facétieux tout le long du voyage, entreprenant de piloter le bateau à travers les récifs coralliens à l'entrée de Tetaha et imitant notre façon de barrer. Dès que nous débarquâmes, il donna l'ordre d'abattre un cochon pour le dîner et, ensuite, partit à la recherche de plantains, sans grande cérémonie à l'égard des propriétaires rencontrés sur le chemin. En effet, si cette mesure rapide n'avait pas été prise, nous serions revenus au navire les mains vides car pas un seul régime ne lui fut volontairement apporté. Nous fîmes quelques deux milles à pied en direction de l'ouest ; le bateau suivit les méandres de la côte pour autant que le banc corallien le permettait. Ici le pays était encore plus peuplé qu'à Matavai ou à Oparrey. La plaine était moins large mais les premières pentes près de la côte était abondamment recouvertes d'arbres à pain, d'avee, d'eratta (une espèce de grande châtaigne) et de divers autres arbres, les maisons étant éparpillées parmi eux de façon pittoresque. On nous indiqua ici un toopapow où le corps d'un enfant d'un des mutinés avait reposé avant d'être enterré. 
Monah, un vieux chef qui rendait fréquemment visit au Providence, résidait dans ce district et nous avait préparé des rafraîchissements sous forme de différents fruits. A la fin de notre marche, Pomaurey s'empara d'autres plantains; ensuite des hommes nous portèrent sur leurs épaules pendant plus d'un quart de mille à travers le banc de corail jusqu'au bateau. Nous embarquâmes pour notre premier lieu de débarquement où nous trouvâmes le cochon fumant et tout juste sorti du four ; en très peu de temps, avec l'aide de l'équipage du bateau et de bons appétits, la plus grosse partie en avait disparue.
En général, les chefs ne partagaient pas les repas avec leurs hôtes. Ce fut ainsi avec Pomaurey ce jour-là ;  il se retira d’une centaine de pas sous l'ombre d'un arbre à pain où il prit son repas seul, après s'être d'abord baigné dans un ruisseau voisin, une pratique qu'il négligeait rarement et qui indique bien la propreté de ces gens. Son dîner se composait de poissons qui, en revenant de Matavai, il avait pris dans une pirogue ; le pêcheur n'avait pas paru mécontent du tout de ce vol royal.
A environ trois milles à l'ouest de l'endroit où nous prîmes notre dîner, se trouve un îlot presque relié à l'île principale mais il semblait y avoir assez d'eau pour le passage d'une pirogue entre les deux. Nous vîmes de nombreux troupeaux de canards sauvages ici. Il est à noter que le canard sauvage de O'tahytey, malgré ses pieds palmés, perche souvent dans les arbres.
Un oiseau appelé otatarrey fut abattu ici ; il était environ de la taille d'une alouette avec un plumage très semblable. Le matin et le soir, surtout après la pluie, il a un chant qui se rapproche beaucoup de celui de la grive. Sur des étangs un peu en amont de la rivière, nous observâmes une petite espèce de poule d'eau, omawmow. Il n'y a pas une grande diversité d'oiseaux sur cette île et il est curieux qu'il n'en existe aucun de l'espèce des faucons. Il y a deux espèces de hérons, l'une de couleur gris foncé, auxquelles les naturels portent une révérence superstitieuse, étant toujours mécontents quand nous les tuons ; le perroquet ou ah ah, la colombe verte et la petite perruche bleue (veney) ont tous un plumage très coloré. On nous en apporta de grands nombres sans aucune blessure ; mais comment ils font pour les prendre, je l'ignore. Je demandai à un homme qui se rendait utile au poste de m'en procurer. Il fut absent à la montagne pendant 3 jours, puis il revint avec environ deux douzaines, pas du tout blessés ni défigurés. Nous nous donnâmes beaucoup de mal pour les ramener en Angleterre mais sans guère de succès. En quittant l'île, j'en avais plus de quarante, apparemment en excellente santé, mais en quelques mois la totalité, aussi bien des colombes que des perruches, était morte. Un couple de ces dernières, si je ne me trompe, arriva chez Lady Banks ; c'est le canonnier qui les avait sauvées grâce à des soins particuliers. Ces petits oiseaux ont la taille d'un moineau domestique commun ; ils ont toutes les caractéristiques des plus gros perroquets, hormis celle d'imiter la parole. Elles sont d'une belle couleur bleu foncé, avec la gorge blanche et les pattes et le bec jaunes.
Comme oiseaux de mer, il y a des puffins, des pailles-en-queue, des noddys et une petite espèce de goéland, avec quelques autres. Par mauvais temps, ce qui était rare, on voyait parfois le petit pétrel noir dans la baie. L'alouette raytal, le chevalier gambette et deux ou trois espèces de courlis fréquentent les côtes et les bancs coralliens.
Un faible vent d'ouest accompagna le bateau presque jusqu'à Oparrey où la brise de mer soufflait frais. Nous avions suivi une route qui longeait le récif à une distance d'environ trente mètres, le fond de corail restant visible presque tout le temps malgré une grande profondeur.
Pomaurey dormit tranquillement à mes côtés jusqu'à ce qu'il fût réveillé de sa sieste par les coups de feu que je tirai sur un courlis, ce qui donna lieu à une conversation sur les armes à feu (boobooey) [pupuhi]. Quelque temps auparavant, il m'avait accusé d'avoir peur (matow) [mata'u] car je ne l'avais pas laissé tenir la barre à l'intérieur du récif. L'occasion semblait bonne pour riposter mais il ne s'en aperçut pas du tout et, sans faire un secret de son manque de courage, il dit qu'il n'était pas nécessaire pour un roi d'aller au combat et il termina en demandant si 'Keen Yore' (le roi Georges) le faisait parfois. Lorsqu'on lui répondit au négatif, il parut encore plus content que d'habitude et s'exclama miti miti (bon), mais il fut impossible de le convaincre que ceci n'était pas dû à un manque de courage personnel de la part de notre eree dahy [ari'i tane?].
L'effet des habitudes contractées jeune est particulièrement fort dans les différents caractères de la famille royale tahitienne. Pomaurey, du fait qu'on lui a appris qu'un roi ne doit pas apparaître dans une bataille, est l'homme le plus pusillanime possible, sans qu'il en ressente la moindre honte, tandis qu'Orepaia et Whidooah s'arrogent beaucoup d'importance en tant que guerriers et sont considérés comme les remparts de l'état. Il y avait un autre frère qui rendait rarement visite au Providence du nom de …… dont le physique était très inférieur à ceux des autres et qui, nous le dit-on, manquait tout autant d'intelligence. Le jeune Otoo a très probablement déjà été chargé de veiller à sa sécurité personnelle. L'eree dahy rencontre très tôt l'estime et la révérence de son peuple. Avant que la France, par son systeme révolutionnaire, ne se retrouvât dans le désordre sanguinaire qu'elle connaît actuellement, aucun Français ne parlait du « grand monarque » avec plus de fierté sincère et d'exaltation que ne le fait chaque individu de cette île de l'eree dahy. Il n'est donc pas étonnant qu'ils emploient tout le soin et toutes les précautions possibles pour sa sécurité. Ses parents, et les parents de ses parents, l'abordent toujours avec le respect le plus soumis. Je les ai vus, au mépris de toute humanité, se dévêtir et se courber devant l'adolescent royal qui avait pris l'habitude jeune de voir les membres tremblotants et chancelants de ses grands-parents ainsi avilis et exposés nus, sans le moindre sentiment de pitié ni de compassion. Telle est la coutume.
Le fruit à pain était maintenant si rare que Pomaurey eut du mal à s'en procurer pour notre repas, pourtant les arbres autour regorgeaient de jeunes fruits pour la saison à venir. Il semblerait que les naturels ont une provision de ce fruit précieux pendant presque toute l'année, car ils mûrissaient rapidement et il y en avait encore quelques-uns de la saison précédente sur l'arbre. Le reste avait été récolté pour en faire une pâte appelée mahee qui se conserve longtemps. Je ne suis pas sûr de ce que je dis concernant les saisons du fruit à pain (ooroo)[uru], car ce sont des renseignements recueillis auprès des chefs ; ils m'ont dit que l'île en manque pendant pas plus d'un mois et ce vers le milieu de l'année.
Ils en énumérèrent plus de trente variétés, qui diffèrent peu en goût ou même dans l'aspect de l'arbre, sauf que les feuilles ont les bords plus ou moins dentelés. Je ne puis donner une description botanique de ce fruit nourrissant ; en fait, vous avez dû dèjà voir l'arbre dans nos colonies, du moins à l'état jeune. J'observerai seulement que, de tous les substituts végétaux découverts pour le pain, celui-ci semble le plus prometteur.
Des moyens seront peut-être trouvés pour le grainer mais nous ne pouvions le faire à bord du Providence. Nous découvrîmes que la meilleure façon de le faire cuire était de le rôtir entier au four enterré. Je ne me souviens pas d'avoir ressenti plus de satisfaction que, pendant une visite récente à la Nouvelle Providence aux Bahamas, lorsque je vis dans le jardin de M. Forbes un bel arbre à pain haut de presque vingt pieds, qui avait été embarqué il y a seulement quelques années à bord du Providence à O'tahytey au moment où il ne mesurait pas autant de pouces. Aux Bermudes, on a essayé d'en faire pousser quelques-uns mais sans succès. J'ignore totalement le sort de certains laissés à St Hélène en 1792 mais je crains que le sol ne leur fût pas propice.
La première description que j'ai vue du fruit à pain est dans le voyage de Mendana de Neyra en 1595, qui partit du Pérou pour coloniser les îles Salomon. L'éditeur écrit –

   « La même année, Mendana de Neyra découvrit les îles qu'il appela Les Marquises où il décrit un  arbre qui donne un certain fruit qui devient gros comme la tête d'un garçon, qui est vert clair à maturité et extrêmement vert jeune; l'extérieur porte des rayures croisées comme l'ananas ; il n'est pas de forme parfaitement ronde, la pointe étant plus étroite que le bout d'où pousse un cœur qui atteint le milieu ; de ce cœur part un réseau. Il n'a ni noyau ni amande ni quoique ce soit d'inutile, à part l'extérieur qui est mince ; le reste forme une seule pièce, avec peu de jus à maturité, et encore moins vert. Ils en mangaient beaucoup de toutes les façons. Il est si délicieux qu'ils l'appelaient du blanc manger. Il fut trouvé sain et très nourrissant. Ses feuilles sont grandes et très dentelées comme celles de la papaye. »

   La description ci-dessus concerne sans doute le fruit à pain et je vous ai fourni cet extrait ainsi qu'un autre, antérieur, du yava (cana) simplement pour faire remarquer que l'alimentation de base des naturels des îles des mers du Sud, tout comme leur boisson enivrante préférée, n'était pas différente il y a deux siècles de ce qu'elle est actuellement.
Le 19. Ce jour-là, Edeea m'envoya un cochon avec des fruits à pain, ces derniers étant très rares. A la place, des plantains bouillis et un genre d'ignames (tarro) [taro] étaient servis à l'équipage. Nous n'avions pas consommé une once de pain européen depuis notre arrivée et nos palais s'étaient tellement bien habitués à l'espèce végétale qu'ils ne se sentaient pas privés de « celui du roi ». La provision d'ignames ne fut jamais très abondante et elles étaient de qualité inférieure ; les patates douces étaient encore plus difficiles à obtenir. Le tarro était en général abondant et on nous apporta tout le temps un nombre étonnant de noix de coco. Il fut calculé que la consommation journalière de ces fruits, à bord du Providence, de sa conserve et au poste, s'élevait à plus de mille, leur lait étant notre boisson courante. Dans nos propres colonies, la noix de coco n'est pas du tout considérée comme étant aussi saine, mais la preuve de ses effets salutaires sur nos gens à O'tahytey me dispose à douter de la véracité d'un tel avis.

Le 26. Tôt le matin, le capitaine Bligh me dépêcha à Tetaha à la recherche d'un naturel qui avait volé un sac de linge au poste. Pomaurey m'y accompagna afin de m'aider en cette occasion. Quelques jours auparavant, un homme avait été découvert caché sous un des bateaux ; mais il réussit à s'échapper bien qu'une des sentinelles fît feu sur lui. Les traces de sa blessure étaient visibles sur une longue distance parmi les joncs. Les gens de Matavai nièrent qu'il fût de leur district, disant qu'il appartenait à Tetaha. Il était donc probable qu'on aurait des nouvelles de lui pendant notre excursion.

   M. Portlock quitta Matavai avant nous pour Atahourou [Atahuru], le prochain district au sud de Tetaha, pour aller chercher un des bateaux de la Matilda que certains membres d'équipage avait laissé là-bas. Nous abordâmes avec le cotre à l'ouest d'une petite île dans la partie la plus distante de Tetaha, dans une anse où il y avait douze ou quatorze pieds d'eau près du rivage. Pourtant, avant de rencontrer cet endroit commode, le bateau ne put approcher à plus de cent mètres de la plage à cause de bancs de corail. Un petit cours d'eau séparant Tetaha d'Atahourou coule dans cette anse.
Laissant un second maître avec le bateau, Pomaurey, moi-même et quelques membres d'équipage, poursuivîmes notre route sur environ trois milles, en suivant les méandres de la côte qui ici prenait une direction méridionale et nous arrivâmes à la maison de la personne soupçonnée par les gens de Matavai ; mais il avait eu vent de la poursuite et s'était enfui. A notre entrée dans la maison, un jeune plantanier fut déposé aux pieds de Pomaurey en signe d'amitié ; les femmes déclarèrent que l'homme était innocent et s'était absenté exclusivement par crainte.
Après avoir représenté l'injustice de l'acte, en disant que les Anglais ne se rendaient jamais coupables de vols chez les naturels, nous prîmes congé mais non sans la menace que si le linge n'était pas rendu, le capitaine Bligh enverrait un détachement dans le district pour y détruire les maisons. Ils dirent que, s'ils étaient coupables, ceci serait juste mais ils maintinrent qu'ils étaient innocents et condamnèrent le voleur avec véhémence et colère.
Pomaurey ne se fatigua pas beaucoup en cette occasion, ce qui, après un si long voyage de Matavai, me déplut quelque peu. C'était la deuxième expédition officielle que j'avais effectuée avec lui et elle servit à me confirmer dans l'opinion que j'avais formée de son indolence et de son manque d'autorité. Son frère, Orepaia, réglait toujours des conflits qu'on avait avec les naturels de manière plus rapide et satisfaisante. Les towtow avaient préparé deux cochons rôtis pour notre dîner, mais le roi-régent, après s'être baigné dans l'eau douce, prit son repas seul comme à l'accoutumée.
L'après-midi, M. Portlock revint avec le bateau de la Matilda, ramenant avec lui quelques chefs d'Atahourou, dont un portait à un degré extrême les marques squameuses qui accompagnent une trop grande consommation de yava. Tout son corps était recouvert d'une peau rugueuse qui pelait ; il avait le regard fou et errant et, quoi qu'il fût un beau jeune homme de moins de trente ans, chacun de ses membres était tristement affaibli. Malgré le mal rapide et atroce que cette boisson funeste inflige au corps humain, l'abstinence le fait reculer ; la peau redevient lisse et le corps retrouve ses capacités et toute sa vigueur. 
Le jouisseur de O'tahytey, comme le débauché brisé et déséquilibré de nos métropoles civilisées, quand toute indulgence écoeure les sens, se retire dans un lieu où, à force d'abnégation, sa sante est restaurée. La petite île de Thetheroa, à seulement quelques lieues au nord de la pointe Vénus, où les poissons et les noix de coco abondent, est son Margate ou Tunbridge, et il y a  souvent recours à de tels moments.
Le 3 juillet. A mesure que le moment de notre départ approchait, nous commençâmes à faire l'eau du navire dans la rivière de Matavai. On a noté qu'il avait une importante capacité de réserve d'eau, ce qui était indispensable car nous avions un passage long et ardu à faire à travers le détroit de Torres jusqu'à Timor avant de pouvoir refaire le plein de cette denrée nécessaire. Il ne faut pas oublier que les plants allaient avoir besoin d'une grande partie de celle-ci  ; chaque barrique fut donc remplie, ce qui compléta la réserve et nous en avions plus de cent tonnes.
Le 4. Certains membres d'équipage de la Matilda qui avait été à Oyteepeeah sur la péninsule orientale racontèrent qu'ils avaient vu, flottant dans la mer, une barrique et d'autres articles qui étaient à bord lorsque le navire fit naufrage.
Le 8. La majeure partie de la famille royale dîna à bord ; tous, hormis Pomaurey qui quittait rarement ses habits indigènes pour adopter des parures européennes, apparurent somptueusement vêtus. La robe d'Edeea était vraiment ridicule : un manteau écarlate aux boutonnières dorées apporté exprès d'Angleterre par le capitaine Bligh en tant que présent pour son mari. Whyhereddy se différencia de sa sœur en portant du bleu. L'une avait un drap enroulé autour de la taille, l'autre une nappe. Orepaia se présenta vêtu d'un manteau d'uniforme de capitaine que le capitaine Edwards de la Pandora lui avait donné.
Ils soupèrent et dormirent à bord. Toute leur conversation maintenant tournait autour de notre départ et était accompagnée de beaucoup d'émotion. On nous dit que la cérémonie qui consiste à se blesser la tête à l'aide d'une dent de requin aurait lieu et qu'il y aurait a'row a'row te tye [rahi rahi ta'i](beaucoup de larmes).

J'étais occupé à l'aiguade ; Edeea l'apprit et, avec sa bonté et sa considération habituelles, elle envoya tous les rafraîchissements que l'île pouvait fournir et, comme l'aide de nos matelots ne suffit pas pour venir à bout d'un gros cochon rôti, j'eus le plaisir de remplir les ventres de plusieurs de ses towtow, car tout le monde, jeunes et vieux, partagèrent son « barbecue ». Le reste de la semaine fut employé en préparatifs pour prendre la mer ; des provisions nous parvinrent en abondance.
Le 14.  Ce jour-là, plus de la moitié des plants furent embarqués, en très bon état ; les naturels nous aidèrent à les transporter aux bateaux bien qu'ils eussent le cœur lourd à l'idée de notre départ. Le lendemain, le temps était instable, ce qui nous empêcha d'amener le reste à bord ; mais jusqu'à la nuit, les deux vaisseaux reçurent la visite de pirogues chargées de différents vivres. Les cochons étaient tellement nombreux que nous dûmes en refuser beaucoup parce que nous n'avions pas la place pour les prendre. Les poules, la seule volaille sur l'île, mis à par un jars solitaire laissé par le capitaine Vancouver quelques mois auparavant et qui était devenu un « animal domestique » à Oparrey, étaient difficiles à obtenir. Si on s'occupait davantage de leur élevage, il y en aurait rapidement en abondance.
Parmi d'autres articles, une quantité de mahee, une pâte faite de fruits à pain fermentés, fut embarquée pour la réserve ; ceci se conservait longtemps et était très nourrissant. En plus des cochons vivants, une quantité de porc avait été salée de la manière décrite par le capitaine Cook ; il s'avéra aussi bon que celui salé à l'européenne.   
   Chaque heure servit à me convaincre de la peine sincère de ces gens doux à l'approche de notre séparation. Pour ma tayo, je sélectionnai tous les articles susceptibles d'ajouter à ses conforts, mais elle s'était malheureusement fixée sur un fusil de chasse léger. Étant absolument persuadé que les armes destructrices devaient, si possible, être refusées à ces êtres naturellement pacifiques, je résistai longtemps à ses sollicitations, mais elle y tenait tant et elle insista tellement que je ne pus plus lui dire non, à condition que notre commandant donnât son approbation. Par persévérance, elle parvint à obtenir celle-ci et elle reçut l'arme avec une satisfaction des plus avides.
   Parmi d'autres babioles, on lui laissa un petit portrait de son tayo avec les dates de l'arrivée et du départ du Providence et de l'Assistant inscrites au dos. Et ici, James, je ne puis m'empêcher de noter avec quelle révérence et soin d’ami Pomaurey a conservé le tableau du capitaine Cook par Webber (peint à O'tahytey lors de son dernier voyage). Je pense que rien au monde ne pourrait convaincre ce chef aimable de s'en séparer. Je convoîtais beaucoup le secret polygraphique ; j'aurais bien voulu voler le portrait de ce navigateur immortel, que ceux qui le connaissaient disaient être d'une ressemblance saisissante. Il est devenu la coutume pour les différents commandants de vaisseaux qui font escale dans ces îles de noter au dos de ce tableau les dates de leur arrivée et de leur départ. Il va maintenant falloir trouver une autre tablette car les visites ont été si fréquentes qu'il n'y reste plus de place. Nous étions très contrariés de n'y voir que la stricte mention de l'arrivée et de l'appareillage de la Pandora, car nous tenions beaucoup à savoir quelles mesures avaient été prises pour s'emparer des malheureux mutinés du Bounty. Les renseignements des chefs nous rassurèrent jusqu'à un certain point.
   Mideedee, qui a déjà été mentionné, décida à peu pres à ce moment-là de nous accompagner en Angleterre. En effet, je crois qu'il n'y avait guère personne qui, avec un peu de persuasion, n'aurait pas embarqué avec nous. Les amis du pauvre Mideedee, malgré leur inquiétude, ont attendu son retour chez eux en vain. Ce fut volontairement qu'il quitta ses propres compatriotes insouciants à la recherche de personnes plus éclairées, mais peu de semaines après avoir posé le pied sur le rivage britannique, une tombe britannique l'accueillit.
   Plusieurs hommes, anciennement de la Matilda, embarquèrent alors pour rentrer chez eux, mais quatre ou cinq choisirent de rester sur l'île, dont un était un condamné juif qui était arrivé à son bord de Port Jackson. A ceux qui restèrent, le capitaine Bligh, avec beaucoup d'égards, addressa une lettre les exhortant à la paix et la bonne conduite mais en précisant que, si jamais après le départ du Providence des hostilités avaient lieu, ils devaient prêter assistance au parti du roi. Le vieux Hamminaminhay, le grand-prêtre, fut chargé de cette lettre ; malgré la confiance qu'il avait en notre commandant, il l'apporta à plusieurs d'entre nous pour savoir si elle était miti (bonne). Il fut très soulagé lorsque nous lui répondîmes que oui.
Le 16. En une matinée, le reste des plants furent amenés à bord ; ils s'élevaient, avec ceux déjà embarqués, à : -

Arbre à pain ou ooroo  -  780 grands pots, 301 petits pots, 35 bacs, 26 boîtes. La majeure partie contenait plus d'un plant. Beaucoup trois ou quatre plants.
Avee ou pomme  otahitienne - 8 grands pots, 17 petits pots.                      
E'Mattey - 5 grands pots, 1 petit pot. Une belle teinture est produite à partir de l'e'mattee                                                        e'mattee et de l'ettow. Avec le jus de la baie du premier et de la feuille du dernier.
Ettow – 2 grands pots, 4 petits pots.

A'ayah - 4 grands pots, 31 petits pots. Un fruit qui ressemble à un certain point à l'avee.

Oraiah - 10 grands pots. Une espèce supérieure de plantain.
Vahee - 2 grands pots.
Peyah - 7 grands pots. Avec la racine du peyah on fait un dessert délicieux.

Eratta ou châtaigne - 18 grands pots, 17 petits pots.
Autres plantes rares - 8 petits pots, 2 bacs.
Si vous vous reportez au 'Plan et Section du jardin à bord du Bounty' (qui fait partie des livres de votre père), vous aurez une meilleure connaissance de notre méthode de rangement des plants que tout ce que je pourrais vous dire. On peut, toutefois, observer que, en plus de la grande cabine du Providence, les deux côtés de la dernière partie du gaillard d'arrière avaient été équipés pour les mêmes besoins à O'tahytey, laissant des passages étroits à côté de la lucarne pour la circulation de l'équipage.
Accompagné d'une immense foule de naturels, notre commandant de poste, avec Pearce et ses fusiliers marins, marcha jusqu'à la pointe Vénus où les bateaux attendaient pour les embarquer. Lorsqu'ils quittèrent le rivage, les équipages poussèrent un hourra qui fut repris par les insulaires qui étaient plus nombreux et versèrent bien des larmes en cette occasion.
Avant la tombée du jour, le capitaine Bligh m'envoya remplir quelques barriques d'eau. Il n'y avait aucun naturel en vue ; dans leur peine, ils s'étaient retirés de l'autre côté de la Matavai. Ce fut le premier soir depuis plus de trois mois que la pointe Vénus n'était pas le théâtre de festivités et de bonne humeur. Notre campement était désert ; un mât sans pavillon temoignait de son abandon et je fus grandement soulagé de quitter cet endroit morne lorsque je rejoignis mes camarades à bord.
Le lendemain matin, nous larguâmes les amarres et embarquâmes la chaloupe. Elle avait été bien améliorée pendant notre escale, comme les autres bateaux d'ailleurs, afin de les rendre plus sûrs au cas où il arriverait un accident au navire pendant la suite du voyage, qui allait être de loin la partie la plus périlleuse. Et comme l'équipage s'était aggrandi, nous prîmes à bord un des bateaux de la Matilda.
Les deux vaisseaux grouillaient de naturels des deux sexes, lourdement chargés de différents présents d'adieu pour leurs tayo anglais qui, ne manquant pas de reconnaissance pour la gentillesse de ces gens bons, furent tout aussi généreux en retour. Le jeune Otoo passa presque toute la journée près de nous dans sa pirogue mais, comme d'habitude, il fut impossible de le persuader de monter à bord ; ce fut la seule circonstance dans laquelle on ne nous fit pas entièrement confiance et nous fûmes disposés à l'attribuer à la coutume qui l'empêcher d'entrer dans toute maison qui n'était pas la sienne.
Il n'y eut pas de heeva ou de gaieté le soir. Au coucher du soleil, beaucoup de personnes prirent congé les larmes aux yeux, tandis que d'autres restèrent à bord toute la nuit, ne voulant pas perdre les dernières attentions de ceux de nos camarades de bord auxquels elles étaient attachées.
Le 18. Aux premières lueurs du jour, il y avait déjà de nombreuses pirogues autour de nous apportant encore d'autres provisions. Le navire était tellement rempli que nous pouvions à peine bouger. Au large, l'alizé soufflait fort mais, à la grande joie des naturels, dans la baie de Matavai c'était le calme plat. Après le dîner, l'ancre fut levée et, aidé de nos bateaux et accompagné de notre conserve, nous gagnâmes la brise marine.
A mesure que la distance avec la côte se creusait, les naturels nous quittèrent à contrecoeur. Beaucoup tentèrent en vain de nous suivre en pirogue, exprimant leur douleur en de fortes lamentations répétées, tandis qu'on voyait d'autres, qui s'étaient particulièrement attachés aux vaisseaux ou au poste, s'arracher les cheveux et, sans se soucier de la douleur, se blesser à la tête à l'aide d'une dent de requin comme à la mort d'un parent.
Pomaurey, Orepaia, Edeea et plusieurs chefs restèrent à bord toute la nuit que nous passâmes en sécurité au large. Nous avions pour ainsi dire presque toute la cour à bord ; mais ils nous faisaient tellement confiance que la croisière ne les effraya pas du tout.
Le 19. Tôt le matin, les vaisseaux firent route sur Oparrey. Le capitaine Bligh avait abondamment muni son tayo, Pomaurey, et ses autres visiteurs d'une diversité d'articles utiles, et ce qui a surtout ravi le roi-régent fut le fait que, à force d'être si fortement sollicité, notre commandant n'avait pas pu s'empêcher de lui donner un fusil. Celui-ci augmenta son « arsenal » qui contenait maintenant une douzaine de pièces, pour lesquelles il avait une quantité importante de munitions. En plus de celles en sa possession, il y avait environ quinze autres dans différentes parties de l'île. Malheureusement, les naturels connaissent très bien leur maniement.
Les adieux entre le capitaine Bligh et ses amis furent affables et affectueux. Ils se séparèrent dans la conviction profondément ressentie qu'ils n'avaient aucun manque d'harmonie ou de bonne volonté à se reprocher.
Il m'incomba de transporter les chefs à terre. Le bateau était lourdement chargé de leurs différents présents, ce qui servait dans une certaine mesure à dissiper leur peine ; pourtant, Edeea ne put retenir ses larmes et, si j'avais encouragé une telle infirmité, je crois vraiment que tout l'équipage du bateau aurait contracté l'affection douleureuse bien qu'il ne « fût pas coutumier de l'humeur attendrie ». A l'arrivée à Oparrey, nous trouvâmes un énorme rassemblement de la population ; ils voulaient voir leurs amis anglais pour la dernière fois. Une vieille dame, qui avait rendu sans cesse visite aux navires, apporta des noix de coco et d'autres fruits en tant que rafraîchissements pour l'équipage du bateau. Le capitaine Bligh attendait impatiemment notre retour, ce qui écourta mon entretien d'adieu avec ces insulaires bienheureux ; il fut cependant si pénible que j'étais content de quitter la scène rapidement. Le cœur de la vieille Torano était plein et, me serrant la main, elle put seulement me dire, "Youra na t'eotooa te meedey" [Ia orana te atua te miti](Que Dieu vous bénisse sur l'océan).
Parmi la foule, il y avait beaucoup de personnes avec lesquelles nous avions constamment entretenus des relations d'intimité cordiale et de bonté mutuelle. Quand nous quittâmes le rivage, pas un mot fut entendu mais chaque regard exprimait une sollicitude et une inquiétude silencieuses pour notre sécurite ; ce ne fut que longtemps après que le « bateau de la séparation » était sain et sauf à bord et que le navire, obeissant à la barre au vent, faisait voile, qu'ils désertèrent lentement la plage pour regagner leurs habitations paisibles.
Ma plume est maintenant sur le point de quitter cette île merveilleuse. Mais avant qu'elle ne le fasse, je m'aventurerai à noter quelques observations sommaires qui n'ont peut-être pas trouvé place dans les pages précédentes, convaincu que, connaissant les habitudes et les avocations du jeune auteur, vous serez indulgent et ignorerez les inexactitudes de langage qui apparaîtront inévitablement trop souvent. Ceci est presque inséparable de notre « vocation ». Il ne servirait à rien de vouloir qu'il soit autrement ; vous devrez alors prendre la « volonté pour l'acte ». Pour le moment, adieu. G.T.  

 

Chapitre 7


Hommes et femmes de O'tahytey – Excessivement propres – Des « lève-tôt » – Enfants qui nagent – Rattera [propriétaires terriens] – Vêtements et parures – Cheveux – Ciseaux – Larmoyant- Robe de deuil – Natte de guerre – Longs ongles – Population – Société eareoye – Polygamie – Gouvernement monarchique – Eree – Towtow – Travail des femmes – Etoffe – Les femmes ne mangent pas avec les hommes – Ligne de pêche, hameçons – Armes – Pas belliqueux – Heeva, danse appelée maintenant hoopaowpa – Instruments de musique – Langue – Court vocabulaire – Chants – Prêtres etc. – Missionnaires – Lois – Maladies – Harwood les soigne – Démence – Suicide – Pas remarquables pour leur longévité  – Le feu capitaine Clarke – Européens laissés sur les îles des mers du Sud – Récit de naturels ayant visité l'Europe – Omai – Une déformité naturelle rare.

   A la relecture des pages précédentes, il me semble que je dois arrêter de vous ennuyer ;   donc plus vite ces pages seront terminées, mieux cela sera. Mais je ne puis quitter ces enfants de la nature, à propos desquels il reste encore quelques fragments à « organiser », sans avouer que j'ai recherché une certaine satisfaction en « revenant en arrière ». Vous n'ignorez pas de quels matériaux fragiles l'auteur est fait et qu'il a longtemps couru en vain après une devise que la plupart de ses voisins semblent, sans trop d'effort, posséder : celui de « prendre les choses comme elles sont ».Mais cela ne suffira pas – et ne suffira pas jusqu'à la « fin du chapitre ».
Toujours, au lieu de poursuivre tout droit sur les grands chemins, il serpente d'un côte ou de l'autre, non sans trébucher dans des dilemmes d'apparence vorace qui, pour être surmontés, requièrent plus de philosophie que les cieux lui ont allouée. Mais ceci est peut-être dû à ce qui dans notre escadron est appelé les « diables bleus », où beaucoup de mines allongées guettent depuis longtemps une promotion.
[…]
Les hommes d'O'tahytey sont de stature moyenne ; comme je les voyais constamment parmi nos compatriotes, ces derniers semblent le meilleur critère pour une comparaison. Le Otahitien n'est pas plus musclé ni plus fort que l'Anglais mais il le surpasse dans le mouvement et la souplesse de ses membres. Par nature et par habitude, ils sont indolents à l'extrême. L'abondance est plus manifeste ici que partout ailleurs sur le globe. Et lorsqu'un Indien n'a qu'à rendre visite à un arbre voisin pour subvenir à ses besoins ou, s'il a envie d'un aliment qu'il aime davantage, pagayer sur un mille ou deux dans sa pirogue pour trouver du poisson, sa haine de l'effort ne doit pas nous surprendre. Dans quel but l'exerce-t-on en Europe où cette indolence enviable est inconnue? Pour les riches par ambition ; pour les pauvres, malheureusement, par nécessité ; ici on n'en a pas besoin et on ne voit les gens de ces îles s'activer qu'au moment de festivités ou d'occasions ponctuelles.
Ils ont la mine libre et ouverte, rarement ridée par des soucis ou la réflexion. Si leurs traits ont une caractéristique, comme chez la plupart des Indiens, c'est le nez plat, mais celle-ci est tellement légère que les narines sont à peine distendues ; chez eux, ceci est admiré et encouragé par une petite pression exercée dessus dans la petite enfance. Leur bouche est large en général mais au niveau de la régularité des dents ils n'ont pas de rivaux. Tous ont l'œil sombre et perçant, tempéré chez la femme par une douceur des plus féminines mais le blanc de l'œil n'a pas la limpidité courante chez l'Européen (ce qui est le cas pour tous les peuples de couleur que j'ai eu l'occasion d'observer dans différentes parties lointaines du monde). Les cheveux des deux sexes sont généralement noirs, et assez rêches, mais dans plusieurs cas ils étaient roux ou châtains. Les femmes ont été représentées comme étant beaucoup plus petites que la moyenne, mais je ne trouvais pas que ceci était le cas. Au niveau de la symétrie du corps, elles seraient à la hauteur de l'imagination la plus critique, surtout avant que les approches de l'âge ne soient ressenties, si le contour de leur silhouette n'était pas gâché par la grosseur des pieds, due au fait qu'ils ne sont jamais enfermés. Warrianow – et je n'ai pas oublié notre Hottentot au Cap – était une figure très intéressante. Elle aurait été, en effet, une bonne bouche [français dans le texte] pour les académiciens de Somerset House.
Ils sont propres à l'extrême : les deux sexes se baignent en général trois fois par jour dans l'eau douce et il est assez étonnant que, hormis les enfants qui s'y amusent, ils ne fréquentent jamais l'eau salée sauf par nécessité et, à ces moments-là, s'il y a une rivière à proximité, ils ne manquent pas de s'y baigner après. Il est courant de voir les enfants de cinq ou six ans en train de s'amuser dans les plus grosses vagues avec une petite planche ; ils montent sur celle-ci avant le point où la vague se brise et sont projetés violemment sur la plage, sans la moindre peur de leur propre part ni de celle de leurs parents qui ne craignent nullement des accidents.
En Angleterre, on nous apprend qu'il y a des effets néfastes à se baigner pendant les heures chaudes de la journée. L'Otahitien ignore cette doctrine. Derrière le campement, tous les jours lorsque le soleil était au zénith, il y avait de nombreuses personnes du sexe plus doux en train de se rafraîchir une heure durant dans les eaux de la Matavai, sans aucune crainte d'en souffrir, et tout aussi inconscientes que dans un pays plus raffiné ceci serait considéré comme fort inconvenant et contraire à la morale. Il est vrai, en effet, que nos demoiselles pointilleuses se baignent entourées d'une machine. Mais, si je me souviens bien, j'ai lu quelque part – je crois que ce fut dans les archives des Doctors Common – qu'un eree anglais était tellement fier des membres si finement modelés de son épouse qu'il ne put s'empêcher de laisser son tayo y jeter un regard furtif par une ouverture dans une de ces machines. Celui-ci ressemblait sans doute davantage à l'habitant tolérant et serviable des mers du Sud qu'à l'Anglais jaloux et égoïste.
Ils se lèvent avec le soleil et l'heure du repos ne se situe pas longtemps après son coucher, bien qu'on les trouve parfois en train d'observer des horaires plus tardifs. A ces occasions, la noix du bancoulier leur sert d'éclairage, la manière dont ils l'utilisent étant très simple. Il a environ la taille d'une châtaigne et contient une substance huileuse. Plusieurs, préablement perforées, sont enfilées sur un petit roseau ; celle du haut est allumée et lorsque la première a complètement brûlé, c'est la prochaine qui fournit l'huile au roseau et ainsi de suite jusqu'en bas. C'est (je le crois) à partir de cette noix que la teinture utilisée pour tatouer est préparée.
Les eree et les rattera ou propriétaires terriens dorment sur une natte avec un petit oreiller en bois pour la tête en forme de tabouret. En voyage, généralement par voie d'eau, une maison, ou abri, portable est fixée sur le devant de la pirogue ; celle-ci est à peine assez grande pour loger deux dormeurs. Les towtow dorment à même le sol en plein air, enveloppés d'étoffe indigène, mais par très mauvais temps ou lorsqu'il pleut, toutes les maisons des chefs leur sont ouvertes.
Les deux sexes s'habillent avec leur propre étoffe et avec différentes sortes de nattes ; les towtow n'emploient guère plus qu'une ceinture autour de la taille. Les eree et les rattera s'habillent de façon plus extravagante. En général, un morceau de l'étoffe la plus épaisse, d'environ trois mètres de long et un de large, avec au milieu un trou pour passer la tête, est porté sur les épaules, les extrémités tombant devant et derrière, laissant les bras libres. Parfois, par-dessus celui-ci, ils s'entourent les reins d'une ceinture de natte ou de cordelette. Les femmes portent l'étoffe plus fine de diverses manières décoratives qu'elles inventent et elles ont généralement un petit bonnet (tamowtow) [taupo'o?] fait en feuilles de wharra (pin sauvage) en tant que protection contre le soleil. Les hommes se couvrent rarement la tête mais ils se laissent pousser les cheveux jusqu'à une longueur considérable ; ils les portent soit attachés en touffe sur le sommet de la tête ou flottant dans le dos. Ils sont souvent oints d'huile de coco (monooey) [monoi], aussi bien pour les parfumer que pour en encourager la pousse. La barbe, sauf à la pointe du menton, est enlevée et on a vu quelques-uns qui la portait sur la lèvre supérieure.
Les femmes ont les cheveux plus courts, mais de styles différents. Elles sont des disciples  tout aussi fervents de la mode que nos propres belles compatriotes et disposent de tout autant de petites astuces pour accidentellement montrer leurs habits ou leur silhouette. Celles de la classe supérieure sont rarement sans un chasse-mouche en plumes de coq, qui sert à attirer votre attention sur les plus jolies mains imaginables. A d'autres moments, leurs doigts éffilés sont occupés à tresser les feuilles du palmier nain afin de confectionner des chapeaux. Ceci elles l'ont appris d'Européens et c'est devenu un article de commerce asssez important. C'était de bon ton pendant l'escale du Providence de porter les cheveux ondulés comme les vagues de la mer (medey) [miti], ce qui faisait un joli effet ; pourtant, on aurait bien voulu se débarrasser des moyens utilisés pour le faire. Car, depuis l'introduction de ciseaux (paouty) [pauoti], ces braves filles n'arrêtent pas de couper une chose ou une autre qui étaient tout aussi séduisantes sans être coupées. Les plus beaux cils et sourcils voûtés du monde n'y échappèrent pas.
La plus jolie parure est un bandeau [français dans le texte] du jasmin du Cap (teary) [tiare]. Le matin, après s'être lavées dans la rivière et ayant oint leurs cheveux d'huile de noix de coco, elles fichent une fleur de teary dans le lobe de chaque oreille, laquelle garde son parfum presque toute la journée. Ils se donnent beaucoup de mal pour cultiver cette plante. Nombreuses sont celles qui se parent l'oreille d'un pendant de perle, dont beaucoup, d'une bonne taille mais de qualité inférieure, se trouvent autour de l'île.
Il y a beaucoup d'habits spécifiques portées lors d'occasions religieuses, guerrières et festives. Le vêtement de deuil (parrhy)[?]  est la plus riche ; la chasuble est composée de plus de deux mille petites pièce régulières de la partie brillante d'une coquille d'huître perlière. Le casque est décoré de plumes rectrices de pailles-en-queue, aussi bien à brin blanc qu'à brin rouge, en forme de cercle. Une centaine de ces plumes se trouve sur une parure de deuil et lorsqu'on considère que chaque oiseau n'a que deux plumes qui y correspondent, le travail pour les obtenir doit être considérable. Mon honorable père en Angleterre a un de ces parrhy, qu'Edeea m'a donné et que j'ai eu la chance de ramener très bien conservé. Vous aurez plus de satisfaction à l'examiner que celle que toute description que je vous en ferais vous donnerait. Vous verrez aussi le tawmey (natte de guerre ou pectoral) et plusieurs autres articles des mers du Sud.
Parmi d'autres coutumes, on peut noter que, comme les Chinois, les personnes supérieures laissent leur ongles devenir bien plus longs que ne le font celles d'une position subordonnée.
L'île donne tous les signes d'une population importante ; si chaque partie est aussi bien habitées qu'entre Whapiano et Atohourou, ce qui représente une distance d'environ vingt milles, elle doit s'élever à quarante ou cinquante milles personnes et il semble n'y avoir aucune raison pour que cela ne soit pas le cas, toutes les parties proches de la mer étant fertiles et productives. L'abondance distribue ses bienfaits à tel point que l'agriculture est tout aussi inconnue que superflue mais, avec très peu d'effort, le sol produirait assez pour le double du nombre susmentionné. C'est principalement sur les basses terres entourant les premières pentes de la montagne près de la mer (où se trouve une forêt d'arbres à pain qui poussent sans y avoir été plantés) que le naturel installe sa résidence. Il voit rarement le reste de l'île, de loin la majeure partie ; pourtant son sol est tout aussi propre à la production de presque la totalité des graines et des fruits tropicaux. Hormis le village des eareoye au pied de des Cornes d'Otoo, je ne vis jamais ni huttes ni traces de culture à plus de quatre milles de la mer. En fait, les naturels habitent généralement en bordure de mer.

 

[dans la marge]
Le capitaine Cook estima la population à deux cent mille. En 1797, Wilson à bord du Duff, à seize mille. Dans les Transactions of the Missionary Society 1804 seulement 8000 et dans Turnbull un chiffre encore plus bas. Le Annual Register 1804, en parlant de la diminution du nombre d'habitants de O'tahytey, observe « nous pensons que la principale raison en est la guerre tribale, une épidémie terrible qui a sévi récemment avec une mortalité particulière ; l'abominable crime d'infanticide aussi, et le peu de femmes par rapport aux hommes – elles sont si peu nombreuses que l'on pense qu'il existe dix hommes pour une femme. D'où l'on peut conclure que l'infanticide est pratiqué plus souvent sur les enfants femelles que sur les mâles ».

 

Cependant, on vous a donné à comprendre qu'ils craignent la surpopulation et que, afin de l'éviter et de garder une équilibre entre les sexes, une femelle sur deux est supprimée à la naissance. Je peux seulement dire que je n'ai jamais eu connaissance de ou observé cette coutume et, lorsque j'en ai parlé aux chefs, ils déclarèrent tous que les enfants des eareoye, qu'ils fussent mâles ou femelles, étaient les seuls condamnés à ce sort précoce ; il fut impossible de les convaincre de l'inhumanité de la coutume. On peut se permettre d'observer qu'il ne semble pas avoir de raison pour que les femmes soient plus nombreuses que l'autre sexe. Ils sont tous les deux sujets à plus ou moins les mêmes accidents, les mêmes maladies. La guerre, qui dans certains pays peut occasionner une disparité, est peu destructrice ici. En plus, les personnes offertes en sacrifice étaient toujours de sexe masculin, nous dit-on.  Mais ils ont si rarement lieu que ces victimes, ajoutées au très peu tuées au combat, ne peuvent pas faire une aussi grande différence entre les sexes pour que la suppression de femelles soit nécessaire afin de préserver l'équilibre. Ces recherches sont trop compliquées pour votre humble serviteur et même pour les penseurs qui d'un œil critique explorent les recoins sombres de la nature, elle n'est rien de plus qu'une spéculation amusante. Il pourrait être prouvé qu'en fait, à O'tahytey, une plus grande proportion de filles vient au monde. Mais ici, je ne puis m'empêcher de dire que dans mes excursions autour de l'île, où les maisons grouillaient d'enfants, il semblait toujours y avoir un nombre égal des deux sexes. De surcroît, sur une île où la polygamie est encouragée et une réalité pour la plupart des chefs et des gens supérieurs, en fait pour tous ceux dont les circonstances et l'envie le permettent, il est difficile de le croire. On me dira peut-être que dans les pays où la polygamie est généralisée, ils naissent plus de femelles – mais je m'éloigne de mon récit et en plus, au risque de perdre pied.
Cependant, il y a une observation que je ne puis taire car elle tend à contredire l'affirmation précédente selon laquelle plus de femelles naîtraient. Si on peut assigner une cause physique à cela, ne devrait-elle pas s'appliquer aussi à la création animale? Ceci ne semble pas être le cas.     Lorsqu'on apporte des poulets à bord pour les provisions de mer, il y a en général une    proportion égale des deux genres ; ceci est aussi le cas pour nos cochons, nos moutons et nos chèvres. Pourtant l'homme qui les a vendus déclare qu'il n'y a qu'un seul chanteclair régnant dans sa basse-cour et qu'il en va de même pour les quadrupèdes. Il prend alors au piège une compagnie de perdrix. J'y vois encore un nombre égal des deux genres bien qu'il soit bien connu que les vieux ont formé des couples au début du printemps et que l'oiseau mâle ne peut être accusé d'infidélité. Comment cela se fait-il?
   Le gouvernement de O'tahytey est monarchique et peut-être nulle part sur le globe la prérogative héréditaire de la royauté n'est-elle respectée avec plus de zèle. A quel âge l'héritier présomptif devient eree dahy (roi) ou assume les rênes du gouvernement, je ne pus l'apprendre mais, jusqu'à ce moment-là, un régent est nommé, en général le père ; pourtant, tout le respect dû au roi est montré au jeune prince. Je n'ai pas compris à quel moment il cessait d'être porté sur les épaules d'un homme. Entrer par alliance dans une famille inférieure est considéré comme une disgrâce indélébile. Orepaia et Whidooah, les oncles d'Otoo, séduits par le pouvoir d'une beauté roturière, se trouvaient dans ce dilemme. La femme du premier lui avait donné un enfant qu'il n'osait pas reconnaître, le faisant passer pour celui d'un ami qui le lui avait confié ; il lui avait ainsi probablement sauvé la vie.
   Bien que le pouvoir de l'ereedahy soit reconnu par les chefs comme absolu et sans limites, dans leurs différents districts, ils ont une grande influence auprès des rangs inférieurs. Des insurrections ne sont pas rares. La conduite courageuse et perséverante de Poenow et Tupira en est un exemple récent qui eut pour conclusion que le parti du roi ne put obtenir les fusils car ces chefs considéraient qu'ils leur appartenaient puisqu'ils en avaient pris possession précédemment quand ils furent débarqués des bateaux de la Matilda.
  En dehors de l'ereedahy, il y a trois classes de personnes : des eree ou chefs, des ra'atira ou roturiers et les towtow ou rangs inférieurs, sans distinction, qu'ils soient des serviteurs de chefs ou pas. En général, les chefs sont traités avec égards et respect mais il y a une familiarité cordiale et des relations d'amitié chez tout le monde qui font penser qu'ils ne considèrent pas qu'il existe cette différence dans l'humanité qu'on nous enseigne. Il est courant de voir des groupes de toutes sortes s'entretenir gaiement sans que l'intrusion de l'esprit glaçant de rang vienne restreindre leur conversations mondaines. Mais une fois les plus subordonnés en dehors de ces relations, ils répètent le nom et les louanges de leurs eree avec une fierté et une joie des plus totales et des plus sincères ; des eree dont les oreilles sont perpétuellement ouvertes pour écouter leurs plaintes et les maisons de même pour leur offrir un abri.
   Sur une île où les femmes sont fières de posséder tant de charmes et ont une telle influence, il est extraordinaire que beaucoup d'occupations leur incombent qui seraient mieux adaptées à leurs robustes « seigneurs et maîtres ». A l'approche de la marée basse, elles se rendent sur le récif avec un panier à la recherche de différents produits marins, dont aucun n'est rejeté par le palais de l'Otahitien. Vous aurez peine à me croire lorsque je raconterai que j'ai vu une jolie fille de quatorze ou quinze ans en train de dévorer un oursin tout cru, avec grand appétit et beaucoup de satisfaction.
   La fabrication d'étoffe revient aussi aux femmes principalement. Comme je n'ai jamais assisté à toute l'opération, je peux dire seulement qu'elle est faite à partir d'écorce d'arbres, surtout du mûrier à papier qui est cultivé à cet effet. Elles font des pièces longues de plusieurs mètres sans joints visibles, en les battant avec un instrument en bois sur une planche pour atteindre cette longueur. Il y en a de différentes sortes et, bien que cette étoffe fournisse une protection confortable par temps sec, elle ne supporte pas d'être exposée à l'humidité. L'espèce la plus épaisse se compose de deux ou trois pièces collées ensemble, voire plus. Elle est teinte de couleurs diverses : rouge, marron, jaune et noir mais je n'en vis aucune en bleu ni en vert. La teinture jaune provient du curcuma qui se trouve presque partout sur l'île. Avec le jus de la baie du emaddey [mattee?]et la feuille de l'ettow [?], on produit un rouge vif. Ces deux plantes furent embarquées à bord du Providence et (je le crois) atteignirent les colonies en bon état. Des moyens, inconnus à O'tahytey, seront peut-être trouvés pour rendre cette couleur indélébile. Quand ils veulent ajouter un motif à l'étoffe, ils le font en y appliquant une feuille ou quelque chose d'autre qu'ils préfèrent, après l'avoir mouillée avec la couleur choisie.
   L'étoffe blanche acquiert sa belle couleur par une longue exposition à l'air. Certaines étaient tellement douces et souples que les officiers les portaient en tant qu'écharpes et sans les examiner attentivement, on les prenait pour de la mousseline. En plus de l'étoffe, on fabrique des nattes d'une texture très douce et belle, qui sont parfois portées autour des reins, tombant devant comme un tablier.
   Il est interdit aux femmes de manger en présence de l'autre sexe ; pourtant ceci ne semble pas provenir d'un souci de délicatesse de la part des hommes mais du fait qu'ils considèrent les femmes comme trop subordonnées pour prendre part à un de leurs principaux plaisirs. Mais, sans en chercher la raison, je ne puis qu'avouer que la séparation des sexes chez ce peuple, au moment d'assouvir l'appel de la faim, rencontra toute mon approbation. Ce n'est tout de même pas une occupation qui demande que l'on se réunisse dans aucun pays ou, du moins, elle en est une qui devrait s'accomplir sans y attirer l'attention.
   Les lignes et les filets de pêche – certains de ces derniers sont d'une taille importante – sont très solidement et proprement faits ; ils utilisent principalement un arbuste appelé (…) et la bourre de la noix de coco pour la fabrication. Leurs hameçons sont faits en os, en bois ou en coquillage ; ceux employés pour la pêche de fond ne sont pas barbelés mais une fois que le poisson est pris, il est quasiment impossible pour lui de se dégager. Et je ne puis m'empêcher de penser que de tels hameçons pourraient être utilisés avantageusement dans notre activité de pêche en Terre-Neuve par rapport à ceux d'Europe généralement employés. Je suis conscient qu'ils n'attraperaient peut-être pas aussi rapidement leur prise mais je sais par expérience que d'énormes quantités de morues sont perdues, beaucoup de temps également, à cause du fait que les poissons parviennent si facilement à se libérer une fois à trente, quarante ou cinquante lieues du fond. Les habitants de ces îles ont une telle préférence pour cette forme qu'on voyait souvent des clous qu'ils avaient travaillés pour en faire cette sorte de hameçon, à laquelle ils attachent bien plus de valeur qu'à ceux, barbelés, apportés d'Angleterre. Les plus gros, avec lesquels on prend le requin, sont faits dans le bois du toa, une espèce très dure de bois de fer ; certains font facilement deux pieds de long. Une autre sorte, barbelée, est utilisée comme un poisson artificiel pour attraper des dauphins et des bonites, étant faite de la partie brillante d'une coquille d'huître perlière, de l'os et de soies de cochons.
   Leurs armes de guerre sont la lance et la fronde ; la première est longue d'entre dix et douze pieds et faite en bois de toa ; ils la lancent ou s'en servent à la manière d'un casse-tête. Ils sont très habiles dans l'art d'envoyer des pierres à l'aide de leurs frondes. Quelques casse-têtes courts et lourds furent apportés à bord provenant d'une île voisine.
   La disposition douce et voluptueuse de ce peuple le qualifie mal pour les opérations d'hostilité et, en effet, ils ne se vantent pas du tout d'être guerriers. Au contraire, ils reconnaissent leur infériorité en tant que tata toa (guerriers) par rapport aux habitants de beaucoup d'îles voisines, surtout ceux de Bola Bola [Bora Bora]. Il est sans doute heureux que Bola Bola se situe tellement sous le vent que son peuple est dans l'impossibilité d'envahir O'tahytey car il n'y pas beaucoup d'amitié entre ces îles.
   L'arc et la flèche sont utilisés par les deux sexes seulement en tant que jeux : de grands groupes se rassemblent souvent afin d'éprouver leur adresse. Edeea était considérée comme excellente à ce divertissement. La lutte est un autre passe-temps dans lequel ils font preuve de beaucoup de force et d'agilité. Ils s'amusent aussi à un jeu avec le fruit à pain, un peu comme le football en Angleterre.
   Nous avons déjà mentionné le heeva (en fait, récemment appelé hoopaowpa), un mot qui semble s'appliquer à tous leurs divertissements aussi bien qu'à leurs danses. Il y a de nombreuses troupes itinérantes de danseurs et de musiciens des deux sexes qui, comme nos acteurs ambulants, visitent les différents districts où ils sont toujours bien accueillis et reçus par les chefs.
   Les instruments de musique sont un peu défaillants en sons doux, étant composés seulement d'une sorte de grossier tambour, d'un fifre dans lequel on souffle par le nez et d'une trompette, utilisée lors d'occasions religieuses et constituée d'une pipe en bambou attachée à une grande conque.
   Pendant leurs danses, tous les artistes ensemble répètent de courtes phrases ; ils étaient fort contents que nous n'y comprenions rien à la plupart car elles traitent en général du « scandale du jour ». Il ne faut pas en conclure que c'est une langue difficile à acquérir car elle est peut-être la plus facile de toutes. Elle est aussi douce et agréable que le tempérament des habitants ; elle ne contient presque pas de sons discordants et se compose principalement de voyelles. Certaines de nos lettres, C, G, J, L, S, K, Q, X, Z, semblent inconnues. Ils parlent très vite lorsque les parties concernées sont très intéressées et gesticulent beaucoup plus que dans la plupart des pays européen. Le R est la seule lettre qui rend la langue un tant soit peu gutturale et elle est fréquente. Voici un court vocabulaire qui vous permettra de juger de la langue bien mieux que tout ce que je pourrais vous en raconter. J'ai placé un trait au-dessus de la syllabe à accentuer.

 

Airooroo                                Les cheveux                                              
Aiootoo                                  Les lèvres                               

Aiu                                         Le nez

Aireroo                                  La langue                                

Ah'Imaeea                             Les cils                                    

Tu'Imaeea                             Les sourcils                              

Aiee                                       Le cou

Aromaye                               Venez, ou apportez                  

Aimah whytey                       Je ne sais pas                            
Av'y                                       L'eau                                              

A'ourey                                 Le fer                                        

Aai                                        La poitrine
Aimah                                  Non                                            
Boa                                      Le cochon                                   
Boanio                                 La chèvre                                   
Baubo                                  Un naturel qui rentra en Angleterre avec nous            
Babooey                              Un fusil
Babooey, Etey, Etey            Un pistolet, ou petit fusil               
Bohooey, da hy                    Un canon ou grand fusil              
Dahy                                   Grand                                           
Etta                                      Le menton
Etooa                                   Le dos
Evaha                                   La bouche
Eno                                       Mauvais
Etey Etey                              Petit

Eree                                      Un chef

Eree dahy                             Un grand chef, ou roi

Heneeo                                  Les dents

Hoomey, Hoomey                 La barbe

Hooha                                    La cuiss

eIrai                                         Le front

Maiu                                      Les ongles

Momoa                                  Le talon
Monooey                               L'huile de coco
Maneeo                                 Les doigts de pied
Medey                                   La mer
Miti                                       Bon
Meeree, Meeree                    Puis-je voir?
Mow                                      Saisir
Mow                                     Un requin
Mow tawmowtow                Un requin marteau
Tawmowtow                        Un bonnet                                   
Maa                                      Manger                                                                              
Maade Tata                          Un cannibal ou mangeur d'hommes       
Marama                                La lune
Mahanna                             Le soleil
Mahanna topa                     Après le coucher du soleil
Ooree                                  Un chien
Ooree pevarrey                   Un chat  
Ooree tata                           Un singe ou homme chien        
Tata                                     Un homme                                
Ooroo                                  Fruit à pain 
Ohoo                                    Le ventre                                   
Otoo                                     Nom du roi ou eree dahy                                          
O'tahtey                               Nom de l'île                                                                                                                    
Orepaia                                L'oncle du roi
Otow                                   Grand-père du roi                        
Obereroah                           Grand-mère du roi
Oparrey                               Le district à l'ouest de Matavai
Mideedee                            Un naturel qui rentra en en Angleterre avec nous
Mideedee                            Un enfant                                      
Papareea                             La joue
Peeto                                  Le nombril                                    
Peerey Peerey                 Une vierge
Peerey Peerey                 Une plante comme la bardane
Pahee                              Un navire ou vaisseau                   
Paupa                              La hanche                                        
Pomaurey                       Le roi-régent, père d'Otoo
Rema                              La main
Rattera                            Un homme de rang moyen
Taponoo                         L'épaule

Tarreea                           L'oreille

Toorey                           Le genou
Tabouai                          Le pied
Tamou                           Cheveux humains tressés portés comme un turban
Towrow                        Une corde
Tawmey                       Un pectoral ou natte de guerre pour la poitrine
Towtow                        Un domestique ou homme de bas rang
Towrowmey                 Frotter et serrer les membres
Tai Aiava                      Nom de la femme de Whidooah 
Whidooah                     L'oncle d'Otoo
Waureddey                    En colère
Whyereddy                   La plus jeune femme de Pomaurey
Waheyney                    Une femme
Whitey                         Oui, ou je sais

Yavy                             La jambe

Yava                             Une boisson enivrante

Youra na T'Eotooa*       Que dieu vous bénisse
Matow                          Peur ou apeuré
Topa te Medey             Sauter dans la mer
Mariddey                       Froid


*Les naturels utilisent cette expression lorsque quelqu'un éternue, exactement comme nous disons 'God bless you' ['Que Dieu vous bénisse', l'équivalent de 'A vos souhaits' en français]en Angleterre.

 

Vous trouverez sans doute ce vocabulaire suffisamment étendu. Je vous donnerai donc en supplément seulement certains de nos noms comme mon oreille les saisit lorsqu'ils furent prononcés par les naturels, avec deux ou trois chansons:

 

Bligh              Beihe

Bond              Boney
Guthrie           Tooteray
Pearce             Pearthey
Harwood         Harwootey
Providence      Proverenthy
Vancouver       Fannytopa
Christian          Titieano
Edwards          Etwartey
Tobin               Topeney

 

Il y avait quelques personnes à bord dont les organes de la parole de ces gens ne parvenaient pas à approcher un tant soit peu. Gillespie, un des seconds maîtres, en particulier. A Holwell, ils donnèrent le terme 'All Well' (perdant le 's'), les mots que nos sentinelles échangeaient la nuit venue.
Les lignes suivantes faisaient partie de celles généralement répétées dans nos heeva de l'après-midi. Les deux premières contiennent treize syllabes, l'accent tonique étant sur la huitième dans chaque ligne, avec un certain degré d'harmonisation :
"Miti Miti Miti, Miti te peeir oboo"
2eme 
"Miti Miti Miti, Miti te mato peya".
Une autre de dix-neuf syllabes:
"Teta meitey, tea mea ; Teta meitey, towro Owaurro"
Les précédentes (me dit-on) chantent les louanges d'une grande cascade sur la rivière Matavai et aussi des cabines des officiers où, en effet, il arrivait à ces joyeuses demoiselles de reposer leurs membres fatigués après les efforts du heeva. Les Otahitiens ne manquent pas du meilleur des attributs, la gratitude ; il n'est donc pas surprenant qu'ils aient chanté les louanges de ce qui contribuait à leur confort.
On n'a pas encore parlé des prêtres. Ils ne paraissaient pas nombreux. Hamminaminhay, un vieux chef de Orieteeah, le tayo de Pearce, était, à ce nous avions compris, « à la tête de l'église » mais, s'il était orthodoxe dans ses dévotions, peu de laïques avaient des mœurs aussi licencieuses et débauchées. Il m'est impossible de parler avec la moindre certitude de leur religion. Tellement ils sont des adeptes de l'idolâtrie que leur culte est véhiculé par des images ; il n'y a guère de maisons qui n'en possèdent pas et lorsqu'ils partent en voyage, ils les prennent avec eux si elles peuvent être transportées. Il parlent de différentes divinités : celles de la mer, des bois et plusieurs autres qui sont sollicitées en différentes occasions. Ils ne semblent pas se réunir à des moments définis afin d'offrir leurs dévotions. J'ai entendu le vieux Hamminaminhay, qui avait dîné avec nous et était le seul naturel présent, réciter très rapidement une longue prière pendant une demi-heure. Chez eux la mort n'est certainement pas considérée comme un « sommeil éternel » ou immédiat car, pendant fort longtemps, jusqu'à ce que la chair se décompose et les os soient finalement déposés sur le morai, les morts sont approvisionnés en victuailles et en vêtements.
A mon humble avis, c'était aussi ridicule que vain d'essayer de leur apprendre nos doctrines religieuses. Pourtant on a souvent parlé d'un tel projet et il fut envisagé d'envoyer des missionnaires à bord du Providence pour convertir ces gens aimables. Plusieurs (d'après ce que j'entends dire) ont effectivement atteint O'tahytey depuis sans y être bien reçus ; les naturels les ont priés de repartir et d'aller promulguer leurs doctrines ailleurs.
Je ne suis ni assez courageux ni assez à la mode pour être sceptique. Peu de personnes, en effet, en ont le courage quoiqu'ils disent. Cependant, j'ai du mal à accepter l'idée qu'il soit sage ou bon de répandre le christianisme dans des mondes lointains tout aussi vertueux que nous. Sans doute ai-je peut-être tort dans ce sentiment ; pourtant, je n'arrive pas à m'en défaire. De plus, comment va-t-on réaliser cela? D'après ce que j'ai eu l'occasion d'observer de ce côté-ci de l'Atlantique, où le nombre de missionnaires augmente rapidement, leur doctrine semble reposer entièrement sur la terreur. La miséricorde est presqu'enlevé au Tout-Puissant, qui s'en trouve dépourvu, tandis que le thème principal consiste à faire tonner la damnation dans les oreilles de leurs ouailles qui écoutent avidement. Qu'il y ait peut-être des personnes véritablement pieux et honorables parmi la secte des Méthodistes (les seuls à s'être embarqués dans ce voyage de conversion dans les mers du Sud), je veux bien le croire ; mais je crains beaucoup qu'on n'y trouve trop de fanatiques matérialistes et mercenaires.
Ce qui est exactement le crédo de l'Otahitien, je suis incapable de le dire. Mais il est charitable de croire que celui-ci est bon, si la foi et les bonnes actions voyagent en amitié l'une avec l'autre. En ce qui concerne les dernières, ces insulaires sont d'une « éminence incomparable ». Ils offrent une leçon de moralité et d'amitié envers chacun qui fait rougir la religion civilisée. Finissons donc  – j'ai peut-être encore tort – au nom de la Providence avec les missions de ce genre. Si l'on regarde retrospectivement leurs conséquences sanguinaires et destructrices dans une grande partie du monde, l'humanité tremble. L'Otahitien n'a pas besoin de conversion ; il partage ce qu'il a avec l'étranger, comme avec son voisin. Il s'occupe de ses besoins, il les anticipe. Est-ce qu'on peut lui apprendre davantage sans qu'il perde ses qualités aimables et généreuses?
Sans doute certaines de leurs coutumes devraient être abolies, et espérons qu'à une époque pas trop lointaine ce sera le cas, que ce soit par l'entremise de missionnaires ou pas. Je laisserai tomber ce sujet, en croyant que vous m'innocenterez de toute intention d'être dissolu ou licencieux dans les observations précédentes. Dieu sait que cela est aussi éloigné que possible de mon cœur. J'ai si souvent « discerné une Providence en mer et vu ses merveilles sur  l'océan tout puissant » qu'il m'est impossible de douter.
Un marin athée serait une chose monstrueuse
Plus étonnante que tout ce que produit le vieil océan.
Je ne fais que hasarder une opinion  - assez sommaire sans doute – sur le projet de convertir mes vieux amis à O'tahytey. N'avons-nous pas beaucoup à faire « chez nous »?
Je peux difficilement parler de leurs lois pénales. Ce qui serait considéré comme un crime dans beaucoup de pays, n'est ici passible d'aucune peine. Je crois plutôt qu'on ne peut toucher à la vie d'un individu, quoi qu'en soit sa culpabilité. Sous l'impulsion subite de la passion et du ressentiment, j'ai vu un chef infliger un coup à un inférieur sans résistance de la part de celui-ci mais je n'ai jamais été témoin de quelque chose qui ressemblait au châtiment corporel systématique. Il a déjà été noté que ce sont ceux qui ont le moins de valeur dans la société qui sont choisis comme oblations à la divinité en différentes occasions, mais même ici, la victime ignore tout du coup qui l'attend. Bien que dans les pages précédentes il fût question de plusieurs cas de vol, j'ai tendance à penser, et cet avis est confirmé par le dire des chefs, qu'il a rarement lieu entre eux. Nous ne devrions pas être trop surpris que la nouveauté d'articles européens les tente et qu'ils commettent des fautes. Le moraliste rigide découvrira sans difficulté que lors de nos visites à ces gens inoffensifs, avec les avantages de l'éducation et du raffinement – si tels ils le sont – et la conviction qu'on nous a enseignée du bien et du mal, nous avons nous-même été parfois surpris en train de trébucher. Je crains que la balance ne penche pas de notre côté.
Ils ont peu de maladies et, heureusement, ils ignorent celles qui sont ravageuses, la variole et la rougeole. La phtisie n'est pas rare et comme nous, ils semblent conscients qu'il n'y a pas de remède. Mais ce dont ils souffrent le plus sont les maladies de nature scrofuleuse. J'ai eu l'occasion de voir plusieurs cas où celles-ci avaient envahi le corps humain de façon si affreuse que les pauvres victimes n'espéraient plus que la mort pour mettre fin à leurs souffrances. Ils attribuent la plupart de leurs affections aux visites d'Européens et il serait peut-être difficile de réfuter le fait que ce fut nous qui importâmes une partie de celles-ci.
La maladie vénérienne, ce maudit fléau de l'humanité, a étendu son influence néfaste à un triste degré, quelle que fût la voie par laquelle elle fut introduite. Ceci a fait l'objet d'études approfondies sans, semblerait-il, rien révéler de concluant. Deux siècles se sont écoulés depuis la découverte de ces îles par Quiros, mais les naturels disent que l'origine de cette maladie remonte à une période plus récente, celle des visites du capitaine Wallis et de monsieur Bougainville, le premier en 1767, le dernier l'année d'après. Sauf pour les curieux avec rien d'autre à faire, il n'est pas très important de savoir lequel des deux laissa cette triste marque chez eux ; au lieu de débattre de comment la maladie atteignit l'île, l'humanite implore à haute voix que la préoccupation devrait être de guérir leurs souffrances. Nous leur devons de faire tous les efforts humains et d'amis possibles et il y a certainement des professionnels que l'on pourrait trouver dont le cœur s'enflerait en embrassant un objectif si louable. Ceci serait, en effet, une mission que le dieu de tous, le protecteur des chrétiens comme du sauvage sombre et ignorant, approuverait. Ici, bien qu'ils connaissent des médicaments qui soulagent leurs affections moins graves, leurs pauvres ténèbres appellent avec émotion au secours.
Notre brave compagnon d’ordinaire, Ned Harwood, toujours le philanthrope, joua le rôle du « bon Samaritain » auprès de ces pauvres insulaires. Mais le soulagement qu'apportèrent ses remèdes ne dura que peu de temps.
Nous remarquâmes quelques cas d'hommes atteints de démence (nenevah), mais jamais au point de rendre la contrainte nécessaire. Je fus amené à demander s'ils connaissaient le suicide chez eux et on m'apprit qu'il n'avait lieu que causé par la démence, ces cas étant très rares. Le mal de vivre et le désespoir mélancolique, constants et accablants, si souvent abrités dans le coeur civilisé plus enclin à la réflexion, et qui cherche le soulagement dans la dissolution, ne sont jamais vus ici. L'Européen n'a peut-être pas plus de sensibilité que le naturel de O'tahytey, mais il y a des réflexions inséparables des plaisirs de cette sensibilité que les derniers n'ont jamais appris à ressentir. Si nous pouvions fouiller l'histoire de ceux d'entre nous qui ont attenté à leurs jours afin de mettre fin à leurs malheurs, on trouverait trop souvent que cette action provenait d'un sentiment corrosif de culpabilité, sans doute plus fréquemment que d'une autre impulsion. Beaucoup, en effet, portent en eux leur histoire, inconnue de tous hormis d'une puissance supérieure, à cause d'un sentiment silencieux envers les autres laissés ici pour être ballottés plus longtemps. L'Otahitien est un enfant de la nature ; il n'est ni tourmenté ni rendu perplexe par trop de pensées. Il suit les impulsions de la nature sans réserve, sentant, sans raisonner, qu'elle est le vrai guide et que les passions et les affections lui furent données pour l'amener vers le bonheur. Il n'est pas refroidi non plus par les décrets doctes de législateurs graves qui visent – mais sans aucun pouvoir – par des institutions humaines à maîtriser leur voix toute puissante.
Les quelques remarques précédentes ne concernent pas du tout la turpitude du suicide. Elles ne sont hasardées qu'en tant qu'opinions pour expliquer pourquoi il est plus fréquent chez nous que chez ce peuple, avec la conclusion que leur système de vie est plus avisé que le nôtre, sans affirmer qu'il est sage de chercher un autre monde quand celui-ci devient une charge. Mais peu ont le courage de faire une expérience  -  qui ne "peut pas être tentée une deuxième fois" – si pleine de doutes et d'obscurité.
Ils ne paraissent pas remarquables pour leur longévité. Un des plus âgés de nos visiteurs fut Otow, le grand-père d'Otoo, l'eree dahy ; pourtant, il ne semblait pas avoir plus de soixante-dix ans. Mais leur méthode pour calculer le temps, par lunes, rendait toute demande de renseignements, sauf par rapport aux circonstances récentes, assez déroutante ; je ne fais que conjecturer en parlant d'Otow.
Nos gens eurent le droit de descendre à terre par rotation mais il n'y eut aucun cas de désertion ; ceci était, toutefois, peut-être plus dû au fait qu'ils croyaient que les chefs les livreraient qu'à un manque d'inclination. On a déjà noté que certains membres d'équipage de la Matilda avaient choisi de rester sur l'île.


[dans la marge]
Pourtant Forster dit, (en 1773), "E Happai (ce qui était le nom d'Otow à cette époque) était un homme grand et mince avec une barbe et les cheveux gris ; il semblait d'un grand âge mais pas encore totalement usé. Otoo, le fils de E Happai, semblait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans.


Note. Pourtant, quand le Duff fit escale à Huhahayney en 1797, un homme du nom de Connor, un membre d'équipage de la Matilda, ne voulut pas embarquer. Connor vivait dans les îles de la Société depuis cinq ans mais il pensait que cela en faisait huit. Il ne savait ni lire ni écrire et avait presqu'oublié sa langue maternelle. Au début, il exprima le désir d'embarquer mais son affection pour un enfant par une femme de l'île fut plus forte que ce désir et il choisit de demeurer dans cette partie isolée du globe. (G. T. 1802)

 Et ici je dois faire remarquer, en invoquant l'autorité du capitaine Bligh, que le capitaine Clerke du Discovery, la dernière fois qu'il était à O'tahytey en 17.. avec le capitaine Cook, avait formé l'intention d'y rester et que le jour de leur départ, il monta à bord du Resolution afin de faire part de son

 

souhait à son commandant ; celui-ci, ayant appris la situation, évita de le rencontrer et prit la mer immédiatement avec les deux vaisseaux. Le capitaine Clerke était malade depuis le début de ce voyage ardu et il entretenait l'espoir optimiste que le climat clément de l'île lui ferait recouvrer la santé. Vous savez qu'il est mort sur la côte de Kamchatka environ deux ans plus tard, sans avoir atteint le zénith de la vie.
   Les Européens qui ont été laissés volontairement sur une des îles des mers du Sud, malgré leur penchant pour la vie des habitants, ont généralement profité d'occasions de revenir. Je suis sûr que les naturels agiraient de même après être restés un certain temps en Europe, tellement nos affections sont attachées au sol où nous respirâmes l'air pour la première fois. Il est beaucoup à regretter que de tous les habitants des mers du Sud qui ont visité l'Europe et d'autres pays, seulement un en soit revenu. La mort du pauvre Mideedee, qui rentra chez nous à bord du Providence, a déjà été notée. Baubo, que nous laissâmes à la Jamaïque, connut le même sort peu de temps après. Tobaiah [Tupaia] et le garçon qui l'accompagna, Tayota [Taiata], tombèrent victimes du climat pestilentiel de Batavia à bord de l'Endeavour. Aotourow [Ahoturu], qui embarqua avec monsieur Bougainville en 17.., après avoir passé quelque temps en France, repartit avec lui mais n'alla pas plus loin que l'île de France ou Bourbon où il mourut. Oididee [Hitihiti], il est vrai, revint sain et sauf après avoir visité les îles des Amis [Tonga], la Nouvelle Zélande et d'autres lieux ; il avait été absent d'Orieteeah une douzaine de mois. Il semblerait que seul Omai, après avoir passé quelque temps en Europe, soit rentré dans son propre pays.


[dans la marge]
La mort de 3 Tahitiens est mentionnée dans le Gent. Mag (1803), « Mydowe, environ dix-sept ou dix-huit ans à l'Ecole Moravienne près de Leeds ; Oly, environ dix-neuf ou vingt ans, au même endroit et Mideedee, un autre jeune homme, qui est mort quelque temps auparavant (mais dans quelle partie de l'Angleterre il n'est pas dit) de la phtisie. Ces trois victimes d'un climat moins clément que le leur avaient quitté O'tahytey vers l'an 1799 à bord d'un baleinier du sud et de sa prise ». En lisant l'histoire de ces trois hommes, nous ne manquâmes pas de penser à l'homonyme de l'un deux, notre ancien compagnon de bord Mideedee, qui loin de tous hormis quelques amis anglais, avait payé le même prix seulement quelques années plus tôt. Notre Mideedee était absent de O'tahytey depuis environ sept ans lorsque le deuxième quitta l'île. Il serait intéressant de savoir si des nouvelles de la mort de notre ami avaient été reçues sur l'île à cette époque. Si ce fut le cas, son homonyme pouvait certes prétendre être résolu et plein d'initiative en quittant son île natale pour entreprendre un voyage pour le moins obscur. Mideedee veut dire un enfant. Il est à souhaiter que les Européens puissent laisser ces mideedee sur leur propre sol abondant et à leurs mœurs joyeuses. Je peux me tromper mais, plus je vois et entends, plus je réfléchis et plus forte est l'opinion fixée dans mon esprit que la tentative des nations civilisées d'améliorer la condition de ceux dans ce qui est appelé un état sauvage est, en général, vaine. Moins de douze années ont passé depuis mon séjour chez les Otahitiens mais je crains que si je leur rendais visite maintenant, je ne trouverais pas leur condition meilleure. La presse publique raconte qu'un grand nombre de nos compatriotes de la Nouvelle Galle du Sud ont par divers moyens trouvé le chemin de O'tahytey, qu'ils ont construit des vaisseaux et sont en train d'en constuire beaucoup d'autres d'un tonnage important. A cause de la proximité de O'tahytey de cette terre de condamnés, de son beau climat, de son sol fertile et de ses mœurs agréables, nous ne pouvons que supposer que l'émigration en provenance de Port Jackson augmentera ; il n'est pas non plus très extravagant d'imaginer que cette très belle île deviendra une colonie européenne et que la main du pouvoir réduira petit à petit les propriétaires légitimes à un état de servitude lamentable. Nous entendons déjà parler de chefs qui ont accordé le district productif de Matavai aux missionnaires, une classe d'hommes qui s'embarqua délibérément pour ce qui est généralement considéré comme une mission humanitaire et qui ne peut être soupçonnée d'entretenir des préoccupations temporelles en convertissant des païens. Que ne faut-il donc pas attendre de ceux qui ont des mœurs plus dissolues et plus licencieuses? L'île est capable de produire tout ce qui est cultivé dans nos colonies des Indes occidentales. Elle a de beaux ports, de magnifiques rivières, une abondance de bois et représente une tentation trop grande pour celui qui, insatiable, spécule sur le gain. (G.T. 1804)    

 

Malgré toute la confiance qu'ils avaient en notre bonté et leur manque de suspicion regardant des négligences envers ceux de leurs compatriotes qui embarquèrent avec nous à différentes périodes, il ne peut qu'apparaître qu'extraordinaire aux naturels que la mort ou d'autres circonstances eussent si constamment empêché leur retour. Mideedee et Baubo se portaient à merveille lorsqu'ils dirent leur dernier adieu à leurs amis indigènes et à leurs familles.
   Beaucoup d'histoires circulaient concernant Omai, mais toutes s'accordaient pour dire qu'il est mort de causes naturelles à Orieteeah, son île natale.  M., un chef de cette île, déclara que les armes à feu d'Omai, dont il avait une paire, lui donnait beaucoup d'importance et que, lorsque les percuteurs ne fonctionnaient plus à force d'être utilisés sans cesse, il avait l'habitude de présenter le fusil pendant que son towtow, à l'aide d'un bâton enflammé, mettait le feu à l'amorce. Certes ce malheureux se fit très plaisir pendant le temps passé en Angleterre mais il ne l'employa aucunement pour obtenir des informations qui auraient pu être profitables à son pays. Si Mideedee avait vécu, le capitaine Bligh lui aurait certainement fait apprendre une forme de travail artisanal utile, si l'indolence, qui fait partie intégrante de ce peuple, ne s'était pas avérée un obstacle.
   Parmi les milliers de gens qui rendirent visite aux vaisseaux et au poste, je n'aperçus qu'une personne souffrant d'une difformité naturelle ; on peut donc en conclure que de tels cas sont rares sur l'île.
   La moyenne de 9 séries d'observations du soleil et de la lune (George Tobin) indiqua que la baie de Matavai se situait par 210°35'5" de longitude est ou par 149°24'55" de longitude ouest, c'est-à-dire:
                       
Le 15 mai 1ere série                     210° 39' 15"
                        Le 29 mai 2eme                            210° 31' 45"
                        Le 14 juin 3eme                            209° 57' 30"
                        Le 15 juin 4eme                            210° 26' 45"
                        Le 15 juin 5eme                            210° 28' 30"
                        Le 16 juin 6eme                            210° 41' 15"
                        Le 26 juin 7eme                            210° 53' 45"
                        Le 27 juin 83eme                          210° 20'
                        Le 29 juin 9eme                            211° 17'
                                                                        9) 1895° 15' 45"


Longitude moyenne de la baie de Matavai          210° 35' 05"Est

 

Le capitaine Cook en 1769, lors de l'observation du passage de Vénus                   210° 27' 30"
Le capitaine Bligh dans le Bounty 1789, le résultat de 50 séries d'observations      210° 33' 57"

Les 9 séries ci-dessus varient considérablement ; la troisième et la dernière de jusqu'à 79 milles, ce qui indique bien la nécessité de faire plusieurs observations à de telles occasions.

La variation du compas à bord dans la baie de Matavai, la moyenne de trente
séries d'azimuts avec 3 compas différents principalement par le
capitaine Bligh 1792                                                    4° 58' Est
Degrés par 9 séries à la pointe Vénus                    5° 47' Est ½)  10° 45'
Variation moyenne                                                       5° 22'.30" Est

 

 

Chapitre 8


Passons devant Moreea ou Eimeo – Un autre Otahitien à bord en plus de Mideedee, son nom Baubo – Très bonne vigie – L'île de Whytootackay [Aitutaki] – Relations avec les naturels – Langue un peu semblable au tahitien – Aucun havre – Des femmes dansent le heeva – Quelques informations sur les mutinés du Bounty – Journal manquant

Le 19. En quittant Tahiti, nous suivîmes une route à l'ouest, passant devant l'île de Moreea (ou Eimeo) à une distance de quelques lieues. Elle semblait entourée de récifs. Les vallées paraissaient fertiles, étant bien fournies en arbres à pain, cocotiers et autres arbres utiles ; les montagnes s'élevaient au-dessus d'elles en formes pittoresques, surtout une au nord-ouest de l'île qui resssemblait beaucoup à un clocher d'église.
On découvrit alors qu'il y avait un autre Otahitien à bord, en plus de Mideedee. Baubo avait trouvé le moyen de se cacher dans le navire, mais peut-être pas sans la connaissance de certains de ses amis anglais. Il s'était toujours attaché aux botanistes, messieurs Wiles et Smith ; il avait beaucoup d'affection pour ce dernier et était décidé à le suivre dans ses aventures à travers l'océan. Ce malheureux n'aurait pas pu mettre sa confiance dans un homme plus méritant. Mais Baubo n'atteignit jamais l'Angleterre. A l'arrivée du Providence à la Jamaïque, il fut décidé que monsieur Wiles devait y rester pour surveiller les plants. Et Baubo, conscient que sa présence ne pouvait qu'aider « la cause », se joignit à lui avec les meilleurs espoirs d'accomplir avant longtemps la dernière étape, une fois les plants établis de façon permanente. Ce fut cependant avec beaucoup de regret qu'il se sépara de son ami monsieur Smith.  A la Jamaïque, grâce à sa bonne humeur, il est devenu le favori de tout le voisinage. Avec Mideedee, il avait été inoculé à St Vincent contre la variole avec les meilleurs effets. Je n'ai pas appris ce que fut sa maladie plus tard à la Jamaïque, mais quelque temps après notre retour en Angleterre, sa mort fut annoncée dans les journaux.
La partie la plus difficile du voyage commençait maintenant et, jusqu'à notre entrée dans l'océan Indien par le détroit de Torres, une vigie anxieuse fut tenue chaque nuit.
Le 24. A midi, nous étions par … de latitude sud  et … de longitude ... Avant le coucher du soleil, nous aperçûmes l'île de Whytootackay à une distance d'environ six lieues.
Le 25. Tôt le matin, nous fîmes route sur la partie sud en faisant petite voile ; à quatre ou cinq milles de cette côte se trouvent des cayes où poussent des arbres, reliées par un récif qui semble entourer l'île. Il y avait beaucoup de naturels sur la plage et dans des pirogues autour du récif. Nous serrions le vent au large de la partie ouest lorsque trois pirogues transportant en tout une douzaine d'hommes nous accostèrent, après que nous avions fait des signes d'amitié. Ils demandèrent avidement des clous et tout outil en fer et, en retour, ils échangèrent la seule parure qu'ils portaient sur leurs personnes, une coquille d'huître perlière accrochée à un collier de cheveux humains tressés suspendu sur la poitrine à la manière d'un pectoral. Ils avaient aussi quelques lances longues d'environ douze pieds, la pointe étant d'un bois très dur et foncé et barbelée comme un harpon à tortue. S'ils utilisent ces lances comme armes de guerre ou pour se procurer du poisson, nous ne pûmes le savoir. Un homme avait un casse-tête fait en bois de toa de O'tahytey.
Ils étaient musclés et bien bâtis et de la même couleur que les Otahitiens. Mais je crois qu'on n'a rien dit encore à ce sujet. Je dois donc revenir en arrière et observer que les Otahitiens ont la peau de couleur olive claire, mais de teinte très variable, plus peut-être que ce que l'on observe en Angleterre entre les peaux les plus foncées et les plus claires. Mais quelle que soit la teinte, brune ou cuivrée, il y a une transparence, si je puis m'exprimer ainsi, différente de ce que l'on voit chez les gens de couleur dans nos propres colonies. Et ce ne fut pas toujours en vain que nous recherchions le sang rougissant les joues – certes sans les attributs du lys ou de la rose – des belles de ces îles. La partie masculine de la famille royale était plus foncée que la plupart des naturels (le jeune Otoo, en fait, était une exception, étant plutôt de la couleur de sa mère) avec des cheveux noirs et rêches que certains portaient détachés et très longs, tombant le long du dos, pendant que d'autres les avaient coupés assez courts.
Ils pratiquent le tatouage, mais le derrière, partie si couramment tatouée sur l'île que nous venions de quitter, ne portait pas ces marques. Un de nos visiteurs avait le corps entier marqué de cicatrices de un à trois pouces de long qui ne semblaient pas avoir été faites accidentellement. Certains avaient le visage barbouillé d'une espèce de pigment rouge ; ils n'en étaient pas peu fiers. Ils n'étaient pas totalement dépourvus de barbes, mais les portaient taillés courtes. Ils ne semblaient pas connaître le confort de la propreté, car ils étaient loin d'être sans vermine. Un homme portait exactement les mêmes vêtements que les ratteera ou propriétaires terriens de O'tahytey ; ceux des autres consistaient en un simple morceau d'étoffe indigène passé autour des reins et remonté entre les cuisses.
Leur langue avait une certaine ressemblance avec celle de O'tahytey, mais ni Mideedee ni Baubo ne voulut reconnaître qu'elle etait la même. Dès que les pirogues s'approchèrent, nous leur criâmes arromayy [haere mai] (venez ici ou apportez), ce qu'ils comprirent parfaitement.
A mesure que les vaisseaux dérivaient vers l'ouest, les naturels étaient impatients de partir et, pendant que nous étions en train de virer vent arrière, ils quittèrent le navire à bord des pirogues, laissant deux de leurs compatriotes à bord, et il n'y eut pas moyen de faire revenir les pirogues, malgré tous nos cris et les signes de la main que nous fîmes. Cela nous obligea à mettre les deux hommes à l'eau dans l'espoir que les pirogues les ramasseraient, mais elles ne leur prêtèrent aucune attention. L'un d'eux s'épuisa tant que si monsieur Portlock dans l'Assistant ne l'avait pas pris à bord, il se serait en toute probabilité rapidement noyé. Le brick courut alors à terre et arrêta les pirogues.
Le comportement de ces insulaires à cette occasion nous donna une opinion peu favorable quant à leur humanité et nos doux et gentils Otahitiens ne purent s'empêcher d'exprimer leur profonde indignation devant la façon dont ceux dans les pirogues abandonnèrent leurs compatriotes.
L'île parut dépourvue de ports et, à en juger par la couleur très claire de l'eau à l'intérieur du récif, elle ne devait pas être bien profonde. La ligne bleu foncé de « l'eau de l'océan », comme disent les pilotes des Bahamas, formait un contraste saisissant ; surtout vue du haut du mât où nous allions parfois (mais non pas comme c'est le cas maintenant lorsque l'équipage est en haut pour « faire voile » afin de faire une reconnaissance de la route) pour avoir un champ visuel plus étendu. Ce fut la première fois que j'y montais depuis notre départ de O'tahytey et, en plus de dominer Whytootackay, la vue sur notre jardin flottant était particulièrement belle. J'ajoute que, en dehors des arbres à pains et des autres plants sur le gaillard d'arrière et dans une partie de la cabine, le gréement aussi était très encombré par des plantains, des noix de coco et d'autres fruits et légumes qui avaient été embarqués pour nous et nos réserves. Il est vrai qu'une certaine consommation avait soulagé les haubans, mais dans une vue d'ensemble le Providence ressemblait à un vaisseau presqu'entièrement habillé de verdure, escorté de son Assistant portant la même livrée joyeuse.
L'île de Whytootackay fait trois ou quatre lieues de circonférence, paraissait fertile et abondamment fournie en cocotiers, parmi lesquels se trouvaient les cases des habitants qui, par rapport à l'étendue de l'île, étaient nombreux. Nous remarquâmes que beaucoup de cocotiers avaient perdu leurs palmes et certains s'étaient cassés à mi-tronc, probablement à cause de vents violents.
En passant devant l'île, il était facile avec nos lunettes de voir les femmes dansant le heeva tout le long de la plage. Les signes qu'elles faisaient pour établir davantage de contact avec les navires n'avaient pas du tout pour but de nous éloigner mais de nous inviter. 
Leurs pirogues étaient très proprement faites et si étroites que, sans balancier, il serait impossible de les empêcher de chavirer. La voile se composait d'un morceau d'étoffe d'environ la taille d'un mouchoir fixé par les coins à deux lances, tenues droites par un membre d'équipage. Certaines pirogues à l'intérieur du récif transportaient dix ou douze personnes.
A O'tahytey, nous avions appris qu'une grande partie des mutinés du Bounty avaient été pris par le capitaine Edwards de la Pandora à peu près un an avant notre arrivée. Mais comme on ignorait encore le sort des autres, nous en demandâmes tout particulièrement des renseignements sur cette île mais nous pûmes seulement apprendre qu'un vaisseau y avait fait relâche peu de temps avant nous. Ce fut sans doute la Pandora, car le capitaine Edwards avait examiné Whytootackay mais sans succès lors de son voyage de retour. Le capitaine Bligh a toujours pensé que les mutinés visiteraient cette île.
Nous avons encore à découvrir où se trouvent ces malheureux, s'ils sont encore en vie. Les Otahitiens affirmaient que Christian (Titeano) y retourna avec une histoire plausible d'un quelconque accident qui était arrivé au capitaine Bligh et aux officiers et membres d'équipage qui n'étaient pas à bord du navire. Le Bounty n'y resta que peu de temps avant de faire voile pour Tobouai [Tubuai], une île à plus de cent lieues au sud. A son arrivée à Tobouai, ils y trouvèrent peu de provisions de quelque sorte que ce fût ; Christian décida donc de revenir à O'tahytey et de charger le navire des articles qui seraient utiles pour s'établir quelque part, comme il le projetait. Les naturels ne se doutaient toujours pas de la mutinerie et, après avoir embarqué une quantité de cochons, de volailles et de chèvres, il repartit et arriva sain et sauf à Tobouai, accompagné de plusieurs naturels. Mais les habitants n'avaient pas du tout envie qu'il y demeurât et firent tout ce qu'ils pouvaient pour l'en empêcher. Plusieurs conflits eurent lieu car Christian s'était retranché avec ses compagnons dans l'espoir de s'y établir par force. Mais après y être restés environ trois mois, pendant lesquels plusieurs disputes éclatèrent parmi eux, ils abandonnèrent le projet et le Bounty revint une troisième et dernière fois à O'tahytey. J'ai parlé depuis avec l'armurier, Joseph Coleman, dont le capitaine Bligh raconte dans son récit navrant qu'il était retenu « contre sa volonté ». A cette occasion, il m'assura que Christian était tellement décidé à s'établir avec son groupe à Tobouai qu'il avait commencé à construire un pont-lévis dont les charnières avaient été terminées.
Le navire n'avait pas plutôt jeté l'ancre que la plupart des mutinés descendirent à terre où ils furent de nouveau reçus avec cordialité et bonté par les chefs, mais les naturels ne tardérent pas à soupçonner qu'il s'était passé quelque chose de louche par rapport au capitaine Bligh ; peut-être que certains membres d'équipage avaient fait des insinuations dans ce sens. Cela indigna tant Orepaia et d'autres chefs qu'ils décidèrent d'essayer de prendre possession du navire et, selon leurs dires, ils furent rejoints dans ce projet par plusieurs mutinés. Christian entendit parler de leurs intentions d'une façon ou d'une autre et, conscient du danger de s'y attarder, il attendit seulement la nuit pour couper les câbles du navire et faire route au large. Il avait avec lui sept ou huit membres d'équipage, à peu près le même nombre d'Otahitiennes, deux hommes et un ou deux enfants. Le navire était abondamment approvisionné en toutes sortes de vivres et de réserves.
Les autres demeurèrent à O'tahytey jusqu'à ce que le capitaine Edwards, qui fut envoyé à bord de la Pandora à la recherche des mutinés, y arrivât en mars 1791. Deux d'entre eux avait été tué auparavant : Churchill, le capitaine d'armes, et Thompson. Il semblait que comme l'un avait tué l'autre lors d'une dispute, les amis indigènes du défunt s'étaient immédiatement vengé sur le meurtrier. Sur le morai à Oparrey il y avait un crâne qui, selon les naturels, était celui de Thompson soigneusement conservé.
Après avoir lu le récit précédent (qui fut recueilli auprès des naturels), vous favoriserez sans doute certaines conjectures concernant le sort de Christian et de son groupe. Moi aussi, mais je suis toujours dans les ténèbres. Il paraît que le capitaine Edwards, en mai 1791, découvrit une vergue et quelques espars aux îles Palmerston, qui gisent par … de latitude sud, sur lesquels était marqué 'Bounty' ; mais cela n'est même pas une preuve que le navire ait été dans le voisinage. Nous avons mentionné que des articles provenant du naufrage du baleinier Matilda furent trouvés à O'tahytey, à une distance de trois cents lieues de là où il avait sombré seulement quatre mois auparavant ; les espars du Bounty avaient certainement dérivé jusqu'aux îles Palmerston après son naufrage, qu'il ait été détruit délibérément par Christian ou accidentellement. Ses efforts persistents pour s'établir à Tobouai nous portent tout naturellement à croire qu'une tentative similaire fut faite ailleurs, laquelle, si elle a réussi, risquait d'autant moins d'être découverte que le navire était détruit. Mais revenons à un voyage plus heureux que celui du Bounty que ma plume va maintenant abandonner, du moins pour le présent, bien que j'y pense beaucoup. J'ajouterai toutefois que la Pandora fit naufrage, environ quatre mois après avoir quitté O'tahytey, sur un récif par 11° 22' de latitude sud et 143° 38' de longitude est, près de l'entrée du détroit de Torres ; quatre des mutinés (et trente-cinq membres d'équipage) furent noyés.
On a fait la remarque que, comme nos journaux étaient 'réquisitionnés', il ne m'en restait que quelques bribes pour me guider. Ceci se voit déjà dans le fait que le Providence arrive à Whytootackey sans qu'aucune île de la Société ne soit mentionnée. Il est vrai que nous passâmes devant elles à une si grande distance que nous n'eûmes pas la moindre communication avec leurs habitants.


   
Télécharger Retour | Top

Sciences sociale Pacifique
Sciences sociale Pacifique Sciences sociale Pacifique Sciences sociale Pacifique
Ouvrages
  Ouvrages

Cartographie ancienne et moderne
  Cartographie ancienne et moderne

 
Programme Samoa
Programme Tahiti
Programme Nouvelle-Calédonie
Programme Vanuatu
Programme Rapa Nui
   
Top Top
PACIFIC ENCOUNTERS
Ce site présente les sources historiques recueillies avec l'aide de : Pacific Dialogues | EHESS | ANU | Ambassade de France | Secrétariat Permanent pour le Pacifique |
University of Auckland | CREDO | CNRS | Université de Provence | University of Canterbury | Vanuatu Cultural Centre | USP | CIRAP
Pacific dialogues en Français English Pacific Dialogues  Copyright Pacific Encounters - GD © 2021